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pendant que les Bassas et les Gap-Lopez achèvent de faire passer les derniers bateaux loangos. Au moment où je termine la réparation, les pagayeurs lancés à la poursuite des charges reviennent, ils les ont toutes repêchées à six kilomètres du lieu du sinistre ; une seule manque à l’appel, un colis de sabres d’abatis ; le mal n’est pas grand.

Le soir, je distribue des récompenses, cortades et alcool, aux Cap-Lopez et aux Bassas, je m’abstiens d’en donner aux Loangos ; la dame-jeanne de tafia reste close pour eux. A la stupeur qu’ils éprouvent d’abord, succède bientôt une véritable fureur. Leur colère menace de dégénérer en révolte. Castellani caresse son étui de revolver. Il est enragé ! Il voudrait évidemment avoir un récit sensationnel à envoyer à l’Illustration ! Je me fâche :

— Ah ! non. Ne recommencez pas. Restez tranquille.

Quand mes Loangos ont bien crié, gesticulé, je leur réponds froidement :

— C’est bien ! Vous êtes libres, vous pouvez retourner chez vous.

Cette perspective de regagner la côte par leurs propres moyens les déconcerte. Quelques-uns tentent d’élever la voix. Je répète :

— Allez-vous-en.

Ils s’en vont, mais dans leur campement. Je plaisante Castellani. Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’il peindra une révolte de nègres dans la nuit ! Des Loangos se révolter ! Ces pauvres gens n’ont jamais été que les victimes des massacres, ils sont incapables d’en être une seule fois les auteurs !

— On dirait que vous le regrettez ?

— Pour eux assurément. Et, mon Dieu, pour nous aussi. S’ils avaient plus de caractère, ils nous rendraient plus de services.

— Et s’ils vous avaient pris au mot ? S’ils étaient partis ?

— Ils ne le pouvaient pas. Même dans ce cas, je me serais passé d’eux. Demain, nous devons être sortis des rapides ; jusque-là, je m’en serais tiré avec les Bassas et les Cap-Lopez ; ensuite, en eau calme, j’aurais dédoublé les équipes.

C’est demain, en effet, que nous trouverons le fleuve libre. Après le dernier rapide de Milonga, nous franchirons celui de MTigny, et le voyage sera autant dire terminé, il ne sera plus qu’une promenade jusqu’à Kimbédi.