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noirs entre les paquets d’écume accrochés à leurs pointes. Tout est assombri de cette teinte neutre, et la rumeur monotone des eaux devient aussi morne que le silence. Les hommes qui tirent sur les câbles ont l’air de faire des gestes d’automates ; sur eux aussi pèse cette lumière morte, ils agissent sans parler : quand ils s’appellent ou crient pour haler avec ensemble, leurs voix résonnent sans éclat.

Comme avant-hier, comme hier, nous gravissons les marches de cet escalier sur lequel bondit le Niari. Deux fois aujourd’hui, il a fallu décharger les bateaux, transborder les 400 colis.

À midi, sur la rive droite apparaît un massif d’aspect étrange. De loin, on croirait voir des murs crénelés, des tours, des flèches ; en approchant, les flèches s’ajourent comme des clochers, les tours se déchiquettent, les murs ont des pans écroulés qui donnent à cet ensemble une allure de ruines, de forteresse démantelée. Ce n’est qu’une fantaisie de la nature, une bizarrerie géologique ; ces rochers ont été sans doute sculptés par des torrens préhistoriques à l’époque où le Niari cherchait sa voie. Que n’en a-t-il découvert une plus praticable !


La vallée s’élargit, la rivière s’abaisse, mais en se calmant elle se répand sur une largeur qui lui fait perdre toute profondeur. Elle coule sur une table rocheuse, les quilles grincent, raclent le fond ; à peine y a-t-il assez d’eau pour empêcher les bateaux de se coucher.

Une ligne de collines, dont l’aridité contraste avec la verdure environnante, barre le lit devant nous ; ce sont les hauteurs de Milonga, où, d’après les renseignemens, nous devons trouver les rapides les plus durs.

À midi et demi, nous arrivons au pied de ce massif. Le Niari en jaillit par un étroit goulot. Le passage sera difficile. Il faut attendre les Loangos. Leur lenteur aura doublé la longueur du voyage. Sans eux, je serais déjà loin, et sorti des rapides,

Nous campons sous un petit bois en futaie. De grands arbres assez semblables à des chênes étendent leur ombrage au-dessus d’un sol couvert d’une herbe rase, parsemée de touffes d’ajoncs. Aujourd’hui le soleil brille ; au milieu de la poussière liquide que projette la chute à côté de nous, se dessine un arc-en-ciel, une de ses branches plonge dans la