Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/609

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

A mesure que nous avançons, le paysage se transforme. Devant nous s’étend une succession de collines où des bouquets de bois alternent avec une brousse parsemée de quelques arbres rabougris ; derrière nous, des plans successifs vont en s’étageant rejoindre les cimes du Mayombe qui se fondent dans le ciel ; sous la lumière grise des jours sans soleil, les contours des lignes ont la lucidité que les lointains prennent après un jour de pluie. Je me réjouis de ne plus avoir à cheminer entre ces parois de verdure toujours pareilles, où nous étions enfouis, où nous étouffions ; mais le Niari a vite fait de calmer ma joie, lui ne change pas.

Toute la journée nous nous halons de rocher en rocher ; plus nous allons, plus les rapides se multiplient. Dans les couloirs du Mayombe les dépressions étaient marquées brutalement par des seuils rocheux, digues naturelles qui créaient entre elles des biefs plus ou moins navigables, du moins on y avait parfois des instans de repos. Ici, le Niari ne descend plus par des échelons largement espacés, il coule sur un escalier. Si chaque marche nécessite un effort moins violent qu’une chute sur laquelle on se hisse par rétablissement, cet effort répété devient à la longue plus fatigant. Pour les Loangos surtout, ce travail est démoralisant, ils se traînent littéralement. Seul, le tafia serait susceptible de secouer leur mollesse. Je ne peux cependant pas recourir tous les jours à ce stimulant, à ce poison ! II est vrai que le virus en est atténué, ce que j’enlève de la dame-jeanne étant immédiatement additionné d’une quantité d’eau à peu près égale. Je crois d’ailleurs qu’ils s’en aperçoivent et proportionnent leur énergie au degré de l’alcool.

A trois heures, je m’arrête au milieu d’un rapide ; les Loangos ne seront laque dans deux ou trois heures. Un petit affluent creuse dans la rive gauche un golfe où une plage de cailloux permet d’établir le campement. Je fais dresser ma tente au bord du ruisseau sous une voûte de feuillage, bien qu’il soit inutile de rechercher l’ombre ; le soleil ne s’est pas montré de toute la journée.


Depuis deux jours, le ciel reste couvert, il est couleur de plomb, il déverse un ton gris sur les arbres, sur l’eau dont les bouillonnemens ont des reflets de vieil étain, les rochers semblent