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un mot sur ce sujet. Je t’en prie, ne me cache rien, il faut savoir son sort.

Je n’en suis pas plus en train des Genevois, je veux t’en donner un petit échantillon : j’ai vu entre les mains du duc d’Œls une réponse de son frère à lui, dans laquelle il dit qu’il a toujours admiré mon père et moi, et qu’en conséquence, quoiqu’il regrette de ne pas me voir chez lui, il s’empressera de venir me chercher à Berlin ; enfin une lettre à merveille, où, par parenthèse, il écrit à son frère avec les mêmes formules que j’aurais pu prendre pour lui écrire moi-même. Voilà la réponse de M. de Galatin[1] à moi, il dit les mêmes choses, mais avec l’impertinence genevoise dont je-suis plus désaccoutumée que jamais.

On a trouvé ici la lettre de M. de Lucchesini[2] bien plate, il a de plus ajouté dans des lettres particulières qu’on avait été fort content aux Tuileries de la manière honnête dont il avait parlé de la mort du duc d’Enghien. Quel homme ! Le roi de Suède est si furieux de cette mort que je ne serais pas étonnée qu’il rappelât son ambassadeur. C’est le seul qui ait parlé dans sa lettre de la violation du droit des gens ; aussi ne l’a-t-on pas-publiée. C’est très bien d’être un preux chevalier de roi, mais alors, il faut demeurer dans ses États ; on dit la Suède très mécontente de son absence-et on assure qu’elle va se prolonger encore.

J’ai quelquefois l’idée de passer par Carlsruhe en revenant, certaine-que je suis d’être bien reçue par la sœur de la duchesse de Weimar, la princesse de Baden avec des succès de cour antécédens, etc. ; que penses-tu de cette idée ? Écris-moi ton avis. Une fois à Weimar, il est tout à fait égal de prendre une route ou l’autre.

Il est certain que la Fiance a désiré une alliance avec la Prusse, et qu’en la négociant, elle disait toujours qu’elle pouvait en avoir une avec l’Autriche-quand elle le voudrait. Je crois positif que cette alliance ne se fera pas.

Des bruits de guerre circulent sans cesse et tout le monde y croit, mais c’est toujours parce qu’on suppose une agression de la part de Bonaparte, car l’Europe est bien pacifique d’intention. Cependant la Russie continue à s’irriter, et au milieu de tout cela le plus léger événement peut embraser l’Europe, car tout le monde est préparé à l’idée qu’elle le sera.

On dit que le prince Czartoryski, qui a maintenant la grande influence en Russie, est un homme de beaucoup de caractère[3]. Et la lettre d’Oubril ; tu as dû la trouver bien.

Mon séjour ici continue toujours de même, mais j’ai peur d’une malveillance que l’on ne me dit pas, mais qui me semble errer dans l’air ; c’est peut-être tout à fait chimérique, car aucun symptôme ne me l’annonce et je suis sûre de n’avoir fait aucune sottise. Mais il y a si peu de rapports entre moi et l’esprit général de la société, qu’il me semble toujours que la société doit le sentir. Mais quand je demande à Brinckmann ce qu’on dit de moi, il me répond toujours : « Bien, très bien, » et les

  1. Les Galatin étaient une famille genevoise.
  2. Le marquis de Lucchesini était, depuis la paix de Lunéville, le représentant de la Prusse à Paris. Mme de Staël, qui avait fait de lui un portrait satirique dans Delphine, le juge sévèrement dans les Dix années d’exil.
  3. Le prince Adam Czartoryski était en effet un des conseillers les plus écoutés d’Alexandre Ier