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toutes à la fois et qui m’ont fait autant de bien qu’on peut en éprouver dans l’absence, car je ne sais quel sentiment de trouble se mêle aux impressions les plus douces quand on n’a que ce papier pour causer avec lui et qu’il vous a tout dit, quand vous savez par cœur ce qu’il contient. Que de choses j’aurais à te dire au milieu du monde, que de conseils je recevrais de toi. Hier par exemple, j’ai eu un véritable chagrin par la circonstance la plus imprévue. Je jouissais en paix de mes succès ici, lorsque Brinckmann, qui est vraiment excellent pour moi, entre dans ma chambre, tout pâle, et me dit : « Albertine a donné, au bal, un soufflet au prince royal et, le Roi et la Reine l’ayant appris, disent que c’est là l’éducation que les républicains donnent à leurs enfans. » Mon premier mouvement a été celui d’une véritable douleur ; le Roi et la Reine sont si bons, si simples, si aimables, que l’idée de leur avoir déplu me perçait le cœur. J’ai fait venir Albertine, qui est convenue qu’elle avait donné un soufflet mais elle ne savait pas à qui, et dont le chagrin dans le premier moment (car elle a été trop vite consolée) me faisait vraiment pitié. J’ai écrit à l’instant une lettre au précepteur du prince royal et j’ai envoyé mon fils la porter. J’ai déclaré que ma fille n’irait point au bal où elle devait aller le même soir et qu’elle resterait prisonnière dans ma chambre, jusqu’à ce que la Reine en ordonnât autrement. Ma lettre a été donnée au Roi et à la Reine, qui l’ont lue et m’ont fait dire avec une rare bonté qu’ils étaient désolés qu’on m’eût appris ce petit incident, si naturel parmi les enfans, et qu’ils me priaient de n’y plus penser et de mener ma fille au bal. J’ai été bien touchée de leur bonté, mais je n’en ai pas moins gardé la petite demoiselle en pénitence ; elle a vraiment besoin qu’on modère son impétueuse vivacité. Mais, dans cette occasion, j’ai vu qu’il y avait à Berlin des personnes malveillantes qui tâchaient de rattacher tout au républicanisme, etc. Ce n’est pas la pure bonté de Weimar ; c’est impossible à espérer dans une si grande ville et avec les prétentions intermédiaires des gens médiocres. À Weimar, il n’y a que des gens supérieurs et des gens tout à fait nuls et qui admirent l’esprit, comme tu admires un chanteur, sans envie ni regret. Ici, cela n’est pas de même, et la médiocrité s’y agite, quoique avec bien moins d’activité qu’en France. Les savans sont la société qui me plaît le plus ; je suis toujours plus enchantée de Schlegel, et j’ai décidé que je te l’amène rais. Si nous avions alors un musicien assez instruit pour guider Albert, Schlegel pendant quelques mois lui donnerait des leçons. Il s’en offre bien un aussi à moi dans ce genre, assez distingué, mais revenir avec deux Allemands, c’est trop. Dis-moi ton avis sur tout cela et ne t’attache pas à Patterson, à moins qu’il ne te séduise. Schlegel a mille fois de l’esprit comme lui ; il faut pourtant en convenir, c’est de l’esprit littéraire qu’il a ; je le regarde comme étranger au reste, puisque, avec cette inconcevable sagacité pour les langues et les livres, il ne doit pas être propre à tout. Benjamin te dira aussi qu’il en a vu un autre à Eisenach, qui peut-être, celui-là, se dévouerait à l’éducation ; il est musicien, mais il a une bien jolie figure et sûrement beaucoup moins d’esprit que Schlegel. Mais Schlegel ne me restera pas ; il a trop de moyens pour cela ; il a trente-six ans, il est petit et assez laid, quoique avec beaucoup d’expression dans les yeux ; mais Benjamin et moi nous n’avons pas plus d’esprit que lui en littérature, et Benjamin