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gagnerai, moi, beaucoup pour l’ouvrage que je projette, et, ce qui va avant tout, je me crois sûre qu’il ne te déplairait pas, car ses manières sont simples et retenues, et tu aimerais à nous voir tous dans la retraite vivement occupés de l’étude. J’espère que ce projet réussira ; il ne changerait rien à l’ensemble de mes idées sur mes enfans, mais cela leur ferait momentanément beaucoup de bien, parce qu’il a vraiment une netteté et une étendue dans l’esprit qui est très frappante.

Il nous vient ici des nouvelles de France que j’ai honte de faire retourner vers toi, tant le détour est considérable ; cependant, sais-tu que Garat s’est offert pour être défenseur officieux de Moreau et que le Premier Consul lui ayant fait dire que ces fonctions n’étaient pas compatibles avec celles de sénateur, il a répondu que, dans ce cas, ce serait celles de sénateur qu’il était prêt à sacrifier. Sais-tu que le Premier Consul a dit à Dejean, le général, que son intention, il le savait, était de le nommer son successeur. « Oui, général, a-t-il répondu, si nous avions eu le malheur de vous perdre, je n’en connaissais pas de plus digne de vous remplacer. » Sais-tu enfin, qu’a chaque poste et sur les grands chemins, des gendarmes vous arrêtent pour voir votre passeport et confronter votre signalement. Passé dix heures du soir, on n’entend pas, dit-on, une voiture dans Paris. Mme Jules de Polignac est devenue folle du saisissement de son arrestation ; enfin l’aspect est triste. Le baron de Hardenberg ne m’a fait aucune politesse jusqu’à présent, ce qui m’étonne ; c’est la Cour et le corps diplomatique et les hommes de lettres dont j’ai reçu jusqu’à présent les politesses les plus marquées. Il ne m’est encore rien venu du ministère. Le Consul a dit à Oubril, le chargé d’affaires de Russie, qui voulait garder M. Baccoff auprès de lui : « Vous êtes secrétaire vous-même, vous n’avez pas besoin de secrétaire. » On a fusillé un homme attaché au service de Russie, M. Bullon je crois, en vingt-quatre heures, comme espion ; il a été prouvé depuis qu’il était innocent.


Ce 24.

J’ai une petite lettre de toi du 2 mars, cher ami, c’est bien long : voici mon petit billet que je t’envoie, mais tu ne me dis jamais rien de mes envois.

Tâche, je te prie, de faire savoir à Paris comme j’ai été reçue à Berlin ; c’est, je le vois par des lettres, une chose utile.

Le nom de Schlegel apparaît pour la première fois dans cette lettre à son père. C’était a Goethe que Mme de Staël avait dû d’entrer en relation avec l’homme qui devait être pour elle un ami fidèle. Depuis longtemps, elle cherchait un précepteur allemand pour ses fils. Elle s’était jusque-là adressée sans succès de plusieurs côtés. Elle finit par demander un conseil à Goethe, qui écrivit a Schlegel : « Mme de Staël désire vous connaître personnellement : elle croit que quelques lignes de moi faciliteront la première entrevue. Je les écris volontiers parce