Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/575

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mes nouvelles avec injonction de vous parler de moi : l’a-t-elle fait ? Je n’ai point encore écrit à Goethe, que vous appelez mon favori, sans vous souvenir qu’étant plus capable d’aimer que lui, vous devez inspirer un retour plus sensible. — Adieu, adieu ; donnez-moi votre bénédiction-poétique ; elle vaut mieux que celle des capucins ou des idéalistes ; adieu.

À Goethe elle écrivait également une longue lettre de laquelle j’extrais ce jugement, assez peu favorable, sur la société et le monde littéraire de Berlin. Son cœur était resté à Weimar[1].

Vous avez bien voulu me dire que vous auriez été bien aise de voir Berlin avec moi. En vérité, ce que j’ai de vif et de jeune dans les impressions ne peut guère s’exercer ici. C’est un pays qui ne frappe point l’imagination. La société y est alignée à la prussienne-et les femmes ici doivent être tout étonnées de vieillir, car elles disent et font la même chose pendant soixante ans de suite et le temps ne devrait pas marcher quand les pensées, les sentimens, et les circonstances sont stationnaires. Si je vivais en Allemagne, je ne m’établirais certainement pas dans une grande ville. Les Allemands ne savent pas tirer parti d’une grande ville. On n’y choisit pas sa société ; on l’augmente. On n’y sait guère plus de nouvelles publiques, mais seulement mille fois plus de commérages. On n’y a pas plus de liberté que dans une petite ville, mais seulement un plus grand nombre d’observations, et la vie physique : boire, manger, jouer, y tient mille fois plus de place qu’à Weimar. Au milieu de tout cela, on discerne dans le monde littéraire ce qui caractérise l’Allemagne : érudition philosophique, droiture, mais il n’y a pas l’ombre d’une comparaison entre ce que nous appelons « société » en France, et ceci, et je ne suis pas étonnée que les savans aient en Allemagne plus de temps pour l’étude que partout ailleurs, car la séduction de la société n’existe pas.

Et elle termine ainsi sa lettre :

Adieu. Vous n’avez pas besoin d’être aimé et je vous aime. C’est une preuve de plus de ce que j’ai toujours observé : c’est qu’on obtient aisément ce qu’on désire peu.

V

Je reprends la publication des lettres de Mme de Staël à M. Necker.

Ce 17 mars.

J’ajoute encore quelques mots à ma lettre. J’ai dîné chez l’ambassadeur de France ; il y avait la femme de l’envoyé de Danemark, à laquelle il devait donner la main, mais il m’a fait passer la première avec le prince

  1. Cette lettre a été publiée in extenso dans le Gœthe Jahrbuch 1887, p. 5.