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instinct secret de rivalité l’emporta chez Rahel Levin au point de lui inspirer un jugement aussi injuste et brutal.


IV

Mme de Staël ayant rencontré soit chez la duchesse de Courlande, soit chez Brinckmann ces hommes de lettres qu’elle désirait connaître, prit l’habitude de les inviter chez elle. La mode s’était établie à Berlin des « thés esthétiques. » On appelait ainsi des réunions où, à la fin de la journée, on dissertait entre gens de lettres sur la sagesse, l’art ou la philosophie. Mme de Staël, dans l’hôtel qu’elle avait loué sur le quai de la Sprée, convia à quelques thés les gens de lettres avec lesquels elle était entrée en relation. On trouvera dans cette lettre assez piquante à Wieland son jugement sur ceux qu’elle appelle « les savans[1]. »

Le 31 mars, Berlin.

Oui, mon cher Wieland, me voilà à Berlin, au milieu du tumulte de la société, mais portant au fond du cœur le regret de la douce vie de Weimar. On me reçoit ici parfaitement bien, mais on n’a pas le temps de s’y voir ni de s’y connaître et la séparation complète des deux sociétés, celle de la Cour et celle des savans, donne aux salons une frivolité quelquefois assez fatigante. On y parle français, on y fait des calembours français, et moi qui n’entends pas l’allemand, j’ai presque du regret à votre humeur en parlant français, tant je suis convaincue que l’Allemagne ne peut rien gagner à imiter notre grâce parisienne. J’ai vu les savans. Fichte, Ancillon, Spalding et Schlegel sont ceux qui m’ont intéressé davantage avec des nuances différentes. J’ai mis dans la même chambre Schlegel et Kotzebue, comme il convient à une étrangère qui ignore les querelles et j’ai dit à Schlegel, pour qui je me sens du faible, qu’il ferait du tort non pas à vous, mais à lui, s’il attaquait le nom littéraire de l’Allemagne le plus connu en Europe. Je regrette ce temps où il n’y avait que de l’émulation parmi les savans et les hommes de lettres de l’Allemagne. Encore une fois il faut être Français pour se dire des injures ; il faut être du pays où tout s’oublie. — Je ne puis rien faire ici que lire de l’allemand avec Schlegel, qui a bien voulu accepter la place de mon maître. Les traductions, les études, tout se perd au milieu de quatre incitations par jour. On m’assure cependant que le mois d’avril sera plus paisible et, ce que j’aime surtout, c’est le mois de juin que nous passerons ensemble sous les beaux ombrages de Weimar. — Dites-moi que vous m’aimez encore et que vous protégerez ma vie toujours de vos vœux et de votre amitié. J’ai écrit à notre séduisante duchesse, comme vous l’appelez, et notre amie Mlle de Gœckhausen a eu trois fois de

  1. Archives Goethe et Schiller. Cette lettre est inédite. L’adresse porte : à M. le conseiller Wieland.