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rendrait si heureuse que vous ne deviendriez jalouse que de mon bonheur, car qui pourrait jamais vous en inspirer un pareil ? »

À qui ces doux propos ne feraient-ils pas croire que Rahel Levin avait, comme tant d’autres personnes en Allemagne et en France, subi le charme de Mme de Staël ? Il n’en était rien. Dès le lendemain, dans des notes, elle s’exprime de la façon la plus désobligeante sur le compte de la femme à laquelle elle adressait la veille de si flatteuses protestations. « Comme ces personnes voyagent, écrit-elle, ces gens riches, ces dames de la société, ces femmes de lettres qui ne savent parler que français et ne veulent entendre partout que leur propre langue. La pauvre ! elle n’a rien vu, rien entendu, rien compris, hormis ce que MM. Schlegel et Ancillon, et madame la princesse une telle ou madame la générale une telle et quelques maîtresses de maison plus ou moins sottes ont bien voulu lui dire. Et puis, elle ne sait pas voir. Elle vous fait caracoler, comme un escadron, ses trois idées nouvelles à travers les plus vieilles civilisations de l’Europe. N’a-t-elle pas honte ! Est-ce ainsi qu’on touche à de pareilles choses et ne faut-il pas, pour les saisir, des outils intellectuels autrement neufs ? »

C’est bien pis quand l’Allemagne a paru. Comme le dit avec raison M. Spenlé, le dernier biographe de Rahel, « sa main est prise de tremblement, sa plume grince et crache sur le papier chaque fois que dans ses lettres elle arrive à en parler. » « Mme de Staël radote dans son livre sur l’Allemagne. Sotte ! ai-je mis en marge. Si quelqu’un qui ignore l’Allemagne lisait son livre et les quelques pensées, — des pensées ? — qui échappent à sa plume comme des montures sans cavalier et ses notes, ses aperçus, ses lectures qu’elle n’a pas eu le temps de changer en son propre sang, celui-là se figurerait l’Allemagne comme un trou enfumé, sombre, glacial où errent lugubrement quelques fantoches falots, voués par Dieu à la vertu… Voilà comme a l’âme triste cette femme sans réceptivité et sans musique, dénuée de flair et de mélodie intérieure ! J’enrage. Non, mais qui lui a permis de fouiller dans les plus belles choses avec ses grosses mains, sans piété, sans innocence joyeuse. » Et elle finit en traitant Mme de Staël de « poule aveugle[1]. » C’est ainsi que Mme de Staël en fut pour ses frais de bonne grâce et qu’un

  1. Spenlé, op. cit., p. 96.