Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/467

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fond, un sang plein de douceur. Et comme je vous sais de telle nature que vous avez toujours vite fait de vous dégoûter d’une même chose, et vite fait aussi d’y reprendre goût ; et comme je vous vois aujourd’hui en tant de divisions et de haines que sûrement, si vous n’aviez pas été d’un cœur très humain, vous n’auriez pu manquer de finir par vous faire quelque grand mal, tout cela me prouve bien encore que votre nature est d’être très mobiles ; et de même que vous êtes prompts au mal, de même aussi vous avez vite fait de retourner au bien.


Cette infinie « mobilité » du génie siennois, qui se révèle à nous jusque dans la pensée et le style de saint Bernardin, c’est encore l’un des traits qui manquent, d’ordinaire, aux âmes ombriennes ; et par là encore je serais tenté de relier saint François d’Assise aux compatriotes de Duccio et des Lorenzetti. Parmi les saints innombrables qu’a produits, au long des siècles, la Cité de Marie, la très grande majorité sont des « convertis. » Ils commencent par s’enivrer ardemment de tous ces plaisirs que buvait à pleine coupe, de son côté, sur la Place et dans les petites rues tournantes d’Assise, le jeune fils du marchand Pierre Bernardone ; et puis un jour, comme lui, les voilà n’aspirant plus qu’aux saintes jouissances de la victoire sur soi-même et du service de Dieu ! D’année en année, nous assistons ainsi à d’incessantes répétitions de la même crise subite et radicale, transformant en d’humbles mendians ou en des solitaires étrangers au monde des Siennois de tout âge et de toute condition qui, jusque-là, s’étaient signalés par leur fièvre passionnée de luxe ou de richesses. Ou bien, au-dessous de cette troupe merveilleuse de saints, ce sont les deux figures ennemies du gibelin Provenzano Salvani et de la guelfe Sapia de Castiglioncello qui, l’un et l’autre, nous apparaissent dans le poème de Dante comme d’inoubliables exemples de cette « mobilité, » toute « franciscaine, » de l’âme de leur race. Voici qu’au plus fort de sa gloire et de sa puissance, Provenzano, l’illustre vainqueur de Montaperli, se dépouille de ses habits somptueux et demande l’aumône, afin de secourir un ami prisonnier : « Librement, sur la place de Sienne, — toute vergogne mise de côté, il s’installe ; — et là, pour tirer de peine son ami, — qui se trouve enfermé dans la prison de Charles, — il se condamne à trembler de toutes ses veines. »

Et, lorsque ensuite le poète, rencontrant dans un autre des cercles du Purgatoire, la Siennoise Sapia, couverte d’un cilice, avec les paupières cousues d’un fil de fer, lui exprime sa surprise de la voir heureusement sauvée de l’enfer, après tant de preuves qu’elle a données de son farouche orgueil et de l’impitoyable dureté de son cœur :