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mise en bouche, je commençai à vouloir la mâcher. Mâche, mâche, j’avais beau essayer, impossible de l’avaler ! Ce que voyant, je me dis : « Eh bien ! buvons une gorgée d’eau, cela fera passer la salade ! » Mais, bah ! l’eau descendait, et l’herbe s’obstinait à me rester dans la bouche. En fin de compte, je bus une demi-douzaine de gorgées d’eau par-dessus une bouchée de pimprenelle, mais toujours sans pouvoir réussir à avaler celle-ci. Et sais-tu ce que je veux te faire entendre par là ? Eh bien ! avec ma bouchée d’herbe, j’ai fait partir de moi toute tentation : car de la façon la plus certaine je reconnais aujourd’hui que ce n’était là qu’une tentation. Ce qui m’est arrivé ensuite (lorsque je suis entré dans la vie religieuse) a été une élection, et non pas une tentation. Oh ! combien il sied d’hésiter avant de suivre tel de ces désirs qui d’abord nous paraissent si bons, et qui parfois se trouvent être si mauvais !


J’ai traduit le plus fidèlement que j’ai pu cette page célèbre, où revit pour nous dans toute sa fraîcheur immortelle le doux sourire « franciscain » de saint Bernardin de Sienne. Et combien franciscaine, aussi, la doctrine qui ressort de cette confidence autobiographique du vieux saint siennois ! Le fait est que de plus en plus, à mesure que j’ai eu l’occasion d’observer de plus près l’exquise figure du Poverello, j’ai déploré l’erreur de ceux de ses disciples immédiats et de ses récens biographes qui, — par un sentiment de réaction d’ailleurs bien légitime contre les tendances trop « temporelles » de ce qu’on pourrait appeler l’école du frère Élie, — ont voulu incarner tout l’idéal franciscain dans une vie de solitude et de macérations. Certes saint François lui-même, et saint Bernardin après lui, ont beaucoup aimé ces grottes sauvages des Carceri ou de l’Alverne où nul souci des misères du monde ne risquait de venir les troubler dans la contemplation de leur divin Maître : mais tous deux ont toujours considéré les séjours qu’ils y faisaient comme d’heureux instans de repos et quasi de récompense, tandis que leur mission véritable était de travailler pour leur Maître au milieu du monde, et d’y travailler bravement et gaîment, — en chantant, comme le fils « français » de la Provençale dame Pica, ou bien en mêlant à leurs pieux propos toute sorte de ces saillies familières et plaisantes dont débordent les admirables sermons de saint Bernardin.

Oui, c’est assurément le plus pur esprit franciscain qui s’exhale pour nous de la personne et de l’œuvre de l’apôtre siennois, à commencer par la manière dont celui-ci, dans sa première jeunesse, s’est rendu compte de son peu d’aptitude pour le régime, trop « végétarien, » des vénérables ermites du désert. Et lorsque, peu d’années après, en 1400, le jeune chevalier de la noble maison des Albizzeschi, s’étant mis à la