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française et même la plus gauloise. Nos pères étaient aussi peu féministes qu’il est possible et ils se représentaient volontiers la femme sous les traits d’un démon domestique. Le mari qui, au lieu de parler en maître, plie sous le joug, leur paraissait très ridicule et digne d’être puni pour la faiblesse qui lui fait abandonner ses droits et gâter le métier : c’est pourquoi on lui infligeait le châtiment qu’une femme tient toujours prêt, et son infortune ne lui attirait que des huées. Tel est exactement le point de vue auquel se sont placés MM. R. de Flers et G. A. de Caillavet, pour nous conter l’aventure, — non la belle, mais la banale aventure, — de M. Brotonneau.

A la banque où il est commis principal, on attend M. Brotonneau : c’est la première fois que cet employé ponctuel et modèle manque à paraître au premier coup de neuf heures. Il faut qu’un événement considérable se soit passé dans une vie si réglée. Ainsi les habitans de Kœnigsberg, le jour où Emmanuel Kant s’abstint de sa promenade quotidienne, en conclurent qu’un bouleversement s’était produit dans le monde : la Révolution française venait d’éclater. Ce qui est arrivé à M. Brotonneau, c’est qu’il a surpris sa femme occupée à le tromper. Ce n’est pas la première fois que Mme Brotonneau se livre à cette occupation ; mais c’est la première fois que M. Brotonneau s’en aperçoit. Il l’a trouvée aux bras d’un voisin qui, bien entendu, est employé à la même banque, un M. de Berville, gentilhomme décavé qui, par ses belles manières, a séduit la tendre Mme Brotonneau. Cependant qu’au bureau tous s’égaient aux dépens de ce Sganarelle qui n’est pas imaginaire, seule Mlle Louise, la dactylographe, le prend en pitié, que dis-je ? en admiration. Elle est sentimentale, elle a lu des romans, elle raffole des histoires d’amour : ce qui arrive à M. Brotonneau, c’est, quand même, une histoire d’amour. Touché par cette sympathie inattendue, M. Brotonneau embrasse Mlle Louise. C’est le moment précis où Mme Brotonneau surgit et fait à son polisson de mari, ainsi surpris en plein dévergondage, la scène paradoxale que tous devinent.

Au second acte, nous sommes chez Brotonneau : un cinquième ayant vue sur le marché Saint-Honoré. Ce logement exigu, — fournaise en été, glacière en hiver, — est devenu un nid d’amour. Car Brotonneau y a installé Mlle Louise. Il goûte les joies de l’homme aimé, il a rajeuni de vingt ans, il soigne sa mise : son ridicule, à travers tout cet acte, est celui du quinquagénaire amoureux. Elle aussi, Mlle Louise est très heureuse, mais à la manière d’une petite Parisienne qu’elle est, sentimentale, mais clairvoyante, chimérique, mais avertie