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16 mai 1840. — Tout le monde est préoccupé de ce que va devenir le nouveau ministère. Faut-il le renverser ou non ? C’est la grande question. Il est constant que rien ne serait plus facile que de chasser M. Thiers de l’hôtel du boulevard des Capucines, mais ne serait-il pas possible qu’il y revînt au bout de quelque temps, sous des conditions plus dures qu’aujourd’hui ? Il faut donc lui laisser le temps de s’user, de se compromettre vis-à-vis du centre gauche et, s’il était possible, vis-à-vis de l’extrême gauche, afin que, sortant du ministère, il ne puisse plus se réunir à Odilon Barrot. Il faut donc que les 221 lui votent ses fonds secrets, ce qui le maintiendrait pendant le reste de la session, même sans la majorité dans la Chambre. Il resterait donc au ministère jusqu’à l’ouverture de la session prochaine, c’est-à-dire jusqu’à la fin de février 1841.


9 mai. — J’ai dîné hier à la Cour et j’ai beaucoup causé avec la Duchesse de Nemours[1]. Elle est jolie comme un cœur, douce et bonne comme un petit ange ; elle ressemble plus à sa mère qu’à son père ; cependant, elle tient un peu des deux. La Reine l’aime beaucoup déjà. Son père et son frère sont ici : le premier est tout aussi timide et embarrassé de sa personne qu’il l’a toujours été ; l’autre l’est un peu moins, mais il a si peu d’esprit, parle un si mauvais allemand et un français si peu intelligible, que je suis ravi pour lui qu’il aime, d’après ce qu’il m’a dit, ses terres et la Hongrie, pour laquelle il est positivement plus fait que pour le monde parisien où il doit terriblement s’ennuyer.


24 juillet. — Le bruit avait couru que Mme Lafarge s’était empoisonnée, il n’en est rien ; elle est souffrante, ce qui n’est pas bien étonnant. Néanmoins, la nouvelle était si vraisemblable que tout le monde l’a crue. Je tiens de la duchesse de Talleyrand, qui a connu Mme Lafarge, que celle-ci lui avait dit, dans le temps où elle n’était pas encore mariée, qu’elle portait toujours du poison sur elle, qu’elle en prenait de temps en temps, pour calmer les affreux maux de tête dont elle souffrait.

La duchesse m’a déclaré encore qu’elle n’avait guère vu une personne qui, sans être belle, ni même jolie, fût plus séduisante

  1. Le Duc de Nemours avait épousé en avril 1840 la duchesse Victoria de Saxe-Cobourg-Gotha.