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complètement insensé, je le sais. Je me dis depuis ce matin que tu es sujet à la fièvre, que tu as du rhume, qu’un accès de fièvre est naturel dans cet état. Mais tu ne m’as pas écrit, toi qui as tant de soins pour moi. Malheureux cœur ! Je suis à deux cents lieues de toi ; la lettre de Mlle Geffroy est du 7 février, il y a treize jours. Ah ! mon Dieu, quelle entreprise j’ai faite ! Mon ami, je t’en conjure, ne sois pas malade ; trouve de la force dans l’idée de mon désespoir ; si nous devons mourir, mourons ensemble, dans quelques années, quand mon cœur y sera préparé, mais jamais, jamais il ne l’a été moins qu’à présent. Mon cœur était oppressé de larmes tout le jour ; il n’y a pas un mot qui ne renouvellât le sentiment que j’éprouvais ; tout mon être n’est-il pas empreint de toi ? formé par toi ? Quand je reçois un billet, je pense à te l’envoyer ; quand je fais des vers, je veux que tu les voies ; quand j’acquiers ici des nouvelles, je pense au plaisir de te les rapporter, d’en causer avec toi, de me disputer, de me raccommoder. Oh ! mon Dieu, mon Dieu, et ne plus te revoir est possible, et cependant on vit et hier j’étais gaie ; je formais des projets ; j’avais oublié que les tourmens les plus affreux sont toujours là prêts à vous saisir. Puissances du ciel, ne viendrez-vous pas à mon secours ? Et toi qui es un ange, ne demanderas-tu pas tous les jours à Dieu de vivre pour ta misérable fille qui a des torts, des folies, je ne sais quoi dans la tête, mais qui t’adore et qui aimerait mieux la roue qu’une mauvaise nouvelle de toi. J’attends ici que je sois rassurée, car, si je ne l’étais pas, je partirais pour Genève, et quel voyage, grand Dieu ! avec une telle inquiétude ! mais pourquoi s’y livrer au point où je le fais ? C’est parce que tu ne m’as pas écrit ; il m’a semblé que la divinité se taisait pour moi. Ces lettres de toi, c’est ma bénédiction divine qui m’arrive deux fois par semaine. Il me semble que ce voyage d’Allemagne me plaisait assez, que mon fils y gagnait, que je faisais des provisions pour l’avenir, que je me calmais sur l’injustice de la France en voyant un public si favorable ailleurs. Était-ce donc un crime que ce projet, que son accomplissement ? Si tu le pensais, pourquoi me le laisser faire ? Est-ce qu’il a attiré la malédiction de Dieu, de ma mère sur moi ? Je suis folle, mais pourquoi ne m’as-tu pas écrit ? Cette écriture de Mlle Geffroy sans la tienne, n’est-ce pas ainsi que le coup de poignard arriverait ? Cher ami, ne te trouble pas de cette lettre ; si tu es bien, je le saurai quand tu la recevras et j’aurai autant de joie qu’il y a là de douleur. Dis-toi bien que, si tu vis, je puis tout supporter, mais tu t’es fait tant aimer, mais tu as écrit, dit, fait, tant de choses dont le souvenir brise le cœur qu’il n’y a pas moyen de supporter le mal que cela fait. Tâche de me fortifier, tâche de devenir moins aimable, arrache-moi l’excès de tendresse que j’ai pour toi. C’est un poison que cette tendresse ; elle me cause mille fois plus de douleur qu’elle ne peut me faire de bien. Mais si tu es guéri quand cette lettre t’arrivera, mon père, mon ange, mon enfant, jouis du degré de bonheur que j’aurai ; depuis dix ans je n’aurai pas éprouvé une telle joie. Adieu.

Je ne sais pas pourquoi je ne t’enverrais pas cette lettre telle qu’elle est ; j’ai écrit ce matin à Mlle Geffroy ; il me semble qu’à force d’écrire, j’ai plus tôt une réponse.