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scientifiques qu’elle dit un moment après. Lorsqu’elle voit un auteur, elle lui parle, sans se gêner par les autres, de ce qui l’intéresse et elle a l’air d’avoir un besoin de communiquer ses pensées et de s’instruire des siennes. Mais avec cela, elle change tout aisément la conversation la plus sérieuse avec la plus gaie et vous la voyez et l’entendez s’occuper de métaphysique et, l’instant d’après, d’une bagatelle. En un mot, je n’ai jamais vu une facilité et vélocité pareille d’idées et d’occupations, et avec cela elle paraît être bonne et compatissante, et je puis dire que jamais je ne l’ai entendue médiser (sic) de quelqu’un, car elle est trop juste et trop équitable pour le faire… Quant à l’extérieur de Mme de Staël, elle n’est pas du tout jolie, quoique ses yeux soient remplis de feu et de vivacité et ses manières sont aussi d’un genre particulier. Mme de Staël passera encore tout ce mois ici, ce dont je suis aise, car au moins il y a de la conversation pendant notre dîner[1].

« Weimar ne paraît pas une petite ville, mais un grand château, » disait Mme de Staël, et elle avait raison, car tout le mouvement de la ville se concentrait dans le château. Mais, dit l’auteur d’une Vie de la duchesse Louise à laquelle j’ai emprunté cette lettre, « les fêtes de Weimar, depuis que le jeune Goethe était devenu un conseiller aulique cérémonieux, semblaient figées dans une cristallisation glaciale. La présence et la magie du génie de Mme de Staël les vivifiaient. Delphine parut au bal dans des toilettes d’un goût parfait ; elle savait faire mouvoir ses pieds pour les danses aussi rapidement qu’elle savait parler. Elle jouait du piano et avait une voix étendue. Chez la duchesse régnante, souvent elle récitait les ouvrages des classiques français. »

De l’impression favorable produite par Mme de Staël à la cour ducale il subsiste encore d’autres témoignages, entre autres celui de Charlotte de Stein, à laquelle M. Ernest Seillière a naguère consacré ici même une si intéressante étude. La célèbre amie de Gœthe, avec lequel elle était alors brouillée, avait assisté au premier diner de cour auquel Mme de Staël avait été invitée. Quelques jours après, elle écrivait à son fils :

Mme de Staël est admirée de tous, grands et petits, vieux et jeunes, savans et ignorans. Elle a, avec tout son esprit, quelque chose de très bienveillant, paraît fort ouverte, et a une facilité de parole pour l’expression de sa pensée que je n’ai jamais vue à personne. Tu ne pourrais manquer de t’éprendre d’elle. Son visage aussi m’est agréable, et plus on le considère, plus il plaît. Le duc s’occupe beaucoup d’elle et semble lui plaire mieux

  1. Louise, grande-duchesse de Saxe-Weimar, par Eleonore Bogarowski. Stuttgart et Berlin, 1903, p. 269.