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Schiller et Wieland ont de l’esprit d’une manière très supérieure dans l’ordre des idées littéraires, mais Schiller surtout sait si mal le français, qu’il fait des efforts pénibles à voir pour s’exprimer. Non pas Wieland, mais Gœthe et Schiller ont la tête remplie de la plus bizarre métaphysique que tu puisses imaginer, et, comme ils vivent solitaires et admirés, ils inventent seuls et font recevoir sans difficulté ce qu’ils ont inventé. C’est un public très facile que celui de l’Allemagne, et, sous ce rapport, tu peux en rabattre de mes succès ; or, un public très facile gâte le talent des auteurs. Ce coin de la terre est très étranger à la politique ; il y arrive cependant des papiers anglais et j’ai vu dans un que Saint-Domingue s’était déclarée indépendante. Des bruits de paix viennent de Francfort, et il a passé ici avant-hier un secrétaire de légation russe dont M, de Markow attendait, dit-on, l’arrivée à Paris. Je mets aujourd’hui Auguste dans une pension à Weimar même, pour que, pendant quinze jours, il n’entende parler qu’allemand, et je vais dans un petit appartement pour quitter l’auberge dont la nourriture m’inquiétait pour Albertine ; je vais dans quelques jours à Iéna, qui est à quatre lieues d’ici, pour voir Gœthe et quelques professeurs. Je n’espère pas y rencontrer un bon instituteur, mes recherches jusqu’à présent sont inutiles. — Bosse est toujours une bête, et je compte m’en débarrasser à Berlin. — J’ai écrit à Sartoris pour savoir s’il ne serait pas possible d’être présentée par la dame d’honneur de la Reine, comme cela se fait ici ; j’attends sa réponse. Il y a dans les papiers anglais des détails sur tous les genres de précaution que la police prend en France pendant l’absence du Premier Consul et sur les précautions qu’il prend lui-même, inquiet de l’effet de son absence ; c’est vraiment curieux et vrai, à ce que je crois. Il est certain que Joseph m’a beaucoup dit qu’il ne voulait pas de moi cet hiver parce qu’il n’y serait pas ; il s’est, selon moi, manifestement adouci sur la fin de notre discussion ; il est bizarre de dire adouci quand il m’envoyait chaque matin un gendarme, mais je crois cependant que le mot est juste. Il a dit une fois à son frère : « Je croyais qu’elle se cacherait dans Paris, » et c’est sur ce mot que je me fonde pour mon retour au printems. Mais je ne puis pénétrer au fond de cet homme. Il disait : « Qu’elle aille en Italie politiquer avec Melzi[1], » mais il n’avait pas de goût pour l’Allemagne, puisqu’il n’exprima pas ce sentiment. Il est ici jugé comme je le juge ; l’opinion me paraît faite partout, mais point animée, et dans ce pays il y a moins de vie que partout ailleurs. L’idéalisme, le schismatique, l’esthétique, y agitent les esprits plus que les affaires du monde ; mais les femmes sont remarquablement cultivées, et les plus grandes dames de l’Allemagne font ici un million de frais de plus pour moi qu’Amélie Fabri et Mlle de Sellon. Aussi j’y suis beaucoup plus empressée. Ce que je déteste de Genève, c’est d’y trouver les épines sous les roses. La duchesse régnante qui passe pour froide, et que je ne trouve que digne, est plus accorte que les Sellon, et la duchesse mère, sœur du duc de Brunswick, a tout à fait envie de plaire. La sœur de l’empereur de Russie sera pourtant leur belle-fille et

  1. Melzi était vice-président de la République italienne dont le Premier Consul était Président.