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musique, la bonne chère, les femmes, toutes les tentations des sens, de l’estomac et du cœur se dresseront devant lui.

Mais mon Loango possède une vertu à toute épreuve, du moins je veux le supposer ; il résiste, et, vrai saint Antoine, il sort du Mayombe sans avoir succombé. Il s’engage, entre le poste de Loudima et celui de Kimbédi, dans le pays Bakamba. Ici, la spéculation revêt un caractère moins affable. Le Bakamba frappe au ventre sans pitié : il refuse de vendre. Il s’estime ainsi parfait honnête homme, c’est son droit de ne pas vendre. Malheureusement, son honnêteté est légèrement usuraire, il n’exerce ce droit qu’en vue de réaliser de sérieux bénéfices sur des échanges fructueux.

Le pauvre porteur se couche le premier soir sans dîner. Toute la nuit, il voit en songe la chicouangue dont il est privé. Il s’imagine qu’il la fabrique lui-même. Il prend les racines de manioc qui macèrent dans un ruisseau pour y perdre leur substance vénéneuse ; il les roule dans un morceau de feuille de bananier ; il les fait bouillir jusqu’à ce qu’elles soient devenues translucides ; il tient enfin dans ses mains ce pain transparent comme une gelée, en savoure le goût de fermentation. Ce n’est qu’un rêve !

Un jour encore, ce Loango incomparable tient bon ; mais, généralement avant que la soixante-douzième heure ait sonné, vaincu par la faim, il consent à payer l’indispensable chicouangue dix ou quinze fois sa valeur.

Il n’est pas encore sorti du pays Bakamba, et ses ressources ont diminué d’une façon inquiétante. Il va toujours, car il est résolu à atteindre le but, mais il ne mange plus qu’une fois tous les deux jours. Cependant, il passe à côté d’un champ d’arachides, puis d’un autre, son estomac crie famine, il ne peut plus résister ; il faut vivre… et, en se cachant, il essaie, non d’assouvir, mais de tromper sa légitime fringale. Le propriétaire du champ n’est jamais loin, il approuve rarement une telle conduite, et, froidement, il confisque le porteur et la charge. Quand il ne réussit pas à l’attraper, il se promet de reporter sa créance sur le porteur suivant.

Supposons que l’adresse de mon Loango égale sa bonne volonté et qu’il n’ait pas été pris. Il a franchi Kimbédi, puis Comba ; il n’a plus que 150 kilomètres à faire. Il est sauvé I Non pas ! Entre Comba et Brazzaville l’attend le terrible