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de son paisible compagnon, plus de contrariété. Je crois que M. Courbaud, dans toute cette affaire, a bien raison. Dès qu’il n’est pas indispensable de modifier la leçon des manuscrits, gardons-la. Pour convaincre Müller de se tenir coi, M. Courbaud lui montre l’enchaînement des idées : si l’enchaînement des idées se voit très peu, M. Courbaud le restitue avec beaucoup de finesse et de malice. Le cas échéant, M. Courbaud dépense, au bénéfice de la dialectique horatienne, plus de malice qu’il n’en faudrait. Si, même ainsi, Horace n’a pas l’air d’un dialecticien, M. Courbaud note qu’après tout Horace aime à juxtaposer les idées et ne s’acharne pas à les lier logiquement. Certes ! Mais, cette observation faite au préalable, Müller et ses chicanes s’évanouissent.

La désinvolture avec laquelle Müller prend le texte d’Horace et le réforme à sa guise est héroïque, assez comique, assez extravagante. Et Müller, somme toute, agit comme les autres philologues. Ils sont, les autres philologues et lui, les victimes d’un accident spirituel analogue à celui où périt la prudence d’un Viollet-le-Duc. Cet archéologue, si heureusement épris de l’art médiéval, se figura un beau jour qu’il était un architecte gothique. Alors, non seulement il construisit, pour son propre compte, selon la formule ogivale ; mais encore, les monumens bâtis par ses prédécesseurs du xiie ou du xiiie siècle, il les remania et les corrigea de même que vous remaniez et corrigez vos brouillons. Il ne savait plus que la cathédrale d’Évreux n’était pas de lui. Et il démolissait des arcs-boutans avec une superbe gaillardise. Il les remplaçait par d’autres, qui étaient de lui, terriblement de lui, et prétendait que les nouveaux, les siens, étaient mieux dans le style de l’époque. L’ancien architecte avait commis une bévue ; et son collègue Viollet-le-Duc la réparait. C’est ainsi que cet archéologue étonnant devint, presque ingénument, un vandale. Et c’est ainsi que les savans et pieux philologues, après avoir très bien travaillé, s’établissent poètes grecs ou latins et font une œuvre de dévastation. Horace à qui Müller a donné des soins ne ressemble-t-il pas à la cathédrale d’Évreux, hélas ! revue et corrigée par Viollet-le-Duc ?…

Je suppose que, pour les philologues, la tentation est à peu près irrésistible. J’ai vu les plus raisonnables y succomber : Tournier lui-même !… Il avait une sorte de génie. Mais, sur le tard, il soupçonnait partout des fautes. Il n’osa plus lire de grec : involontairement, et avec un art quasi pervers, il le modifiait. Il lut une bonne édition de Racine, espérant trouver là ses vacances ; mais, triste, sombre et aguiché, il disait : « Il y a des fautes ! » Il résolut de ne lire que le journal ; et il disait : « J’y sens des fautes ! » Ce fut sa passion, ce fut