Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/114

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une telle humiliation, quitta le salon de lady Granville aussitôt après le diner.

La duchesse de Dino, avec ses grands yeux noirs, assise à cette table où l’esprit était en force, avait l’air de la Sibylle. Elle promenait ses regards de l’un à l’autre de ces personnages, plongeant les yeux tour à tour jusqu’au fond des cœurs comme pour découvrir même les pensées les plus secrètes, les plus cachées ; puis elle les détournait avec une expression de tristesse ou de déplaisir, car elle n’y découvrait rien de bienveillant. Aussi prit-elle l’attitude toute filiale d’une tendre nièce qui n’a d’autre souci que celui de soigner son vieil oncle.

Mme Orloff parla beaucoup avec lady Granville et nous fit des mines très gracieuses. Elle est blanche, a de beaux yeux. Ses saphirs sont superbes : elle était mal mise, sans goût et avec beaucoup de prétention.

En résumé, il n’y eut, pendant et après le diner, aucune conversation générale, il n’y avait de gaîté et d’entrain que chez Mmes de Jumilhac et de Noailles. Celles-là, rien ne saurait troubler leur ineffable bonne humeur. Sans elles, le dîner eût été d’un mortel ennui.


12 mars. — Ce matin, étant en visite chez la princesse de Liéven, elle m’a prié de l’accompagner au Bois de Boulogne ; je n’ai pu le lui refuser. Depuis l’hôtel Windsor jusqu’à la barrière de l’Étoile et de là jusqu’au Bois de Boulogne, et pendant toute la promenade que nous y faisions à pied, la princesse, sa nièce et moi, elle n’a pas cessé un instant de me questionner sur la société parisienne, sur les personnes et les choses. Comme elle ne lit jamais rien, ni brochures, ni livres, ni même les journaux, on est souvent étonné qu’elle ignore des choses que tout le monde sait, d’autant plus que souvent elle sait des choses que bien du monde ignore. De retour du Bois de Boulogne, nous avons fait quelques visites ensemble, telles que chez la comtesse de Saint-Priest, la princesse Dolgorouki et l’ambassadeur de Sardaigne.

Comme il était près de cinq heures, j’ai fait mes adieux à la princesse en lui disant que j’étais obligé de rentrer, vu que j’avais donné rendez-vous à quelqu’un pour affaires.

— Ah ! mon Dieu ! me dit-elle, voilà encore une demi-heure qui me reste. Que vais-je devenir jusqu’à cinq heures et demie ?