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très belle. Vingt années durant, cette jeune fille a courbé la tête, subi l’injustice, accepté d’être, elle l’innocente, traitée en coupable. L’heure est venue pour elle de réclamer ce qui lui est dû, c’est-à-dire la vérité, quelle qu’elle soit. Devant l’énergie et la noblesse de sa révolte, le père s’expliquera, ou s’excusera, ouvrira ses bras à sa fille ou dira pourquoi. Mais la scène, après un début de belle allure où nous avions senti passer un souffle d’humanité, tourne court. Frédérique annonce qu’elle entrera au couvent. Et Matignon accepte ce sacrifice. Car les grands bourgeois sont aujourd’hui ce qu’étaient autrefois les gentilshommes et reprennent à leur compte toutes les erreurs qui ont amené la Révolution : le couvent leur est un excellent moyen de garder toute la fortune pour le fils, héritier du nom.

Matignon, dans sa complaisance pour Matignon fils, a compté sans Matignon père de Matignon. Ce grand-père Matignon a été communard. Enfin voici un honnête homme dans la pièce ! Par une série de combinaisons, un peu compliquées pour nos simples intelligences mais auxquelles résiste sa solide caboche, il déjoue les calculs de Matignon père, dérange les plans de Matignon fils, et marie, avec celui qu’elle aime, sa petite-fille, — qui d’ailleurs n’est pas sa petite-fille et n’a dans ses veines pas une goutte de son sang. Ce vieux communard relève d’apoplexie et est toujours à l’instant d’y retomber, en sorte que nous craignons de minute en minute qu’il n’ait pas le temps d’accomplir son œuvre libératrice. Enfin il y arrive et tout s’arrange. Mais nous sentons bien que ce dénouement à la Capus est une concession que fait l’auteur à notre sensibilité, et cela nous donne beaucoup à penser. Tout finit bien dans cette famille grandement bourgeoise ; mais c’est parce que nous sommes au théâtre ; dans la réalité, les grands bourgeois vont jusqu’au bout de leurs ténébreux desseins, parce qu’ils n’ont pas tous, pour les rappeler au devoir, un brave homme de père qui a été dans la Commune.

La nouvelle pièce de M. Emile Fabre n’est certes pas dépourvue de qualités. Elle a de la vigueur ; elle en a avec affectation, avec excès. Elle a doubles muscles. On y retrouve cette manière âpre qui a fait le très légitime succès des œuvres précédentes de M. Fabre. Je crois néanmoins que dans celle-ci il a passé la mesure. La vie est plus complexe, l’observation veut plus de nuances. Encore une fois, je ne conteste pas la vigueur de l’écrivain ; mais c’est celle de l’homme qui frappe vigoureusement sur une tête de Turc.

Matignon, c’est Gémier, raide, sec, cassant, glacial. Matignon, grand-père, c’est Mosnier, toute rondeur et toute bonhomie. Mlle Sylvie