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bourgeois, tout petits, encore plus petits. Et c’est la grâce que je vous souhaite. Car depuis que j’ai vu la pièce de M. Emile Fabre, je sais ce que c’est qu’un grand bourgeois : c’est à faire frémir. M. Matignon a quarante millions. Remarquez bien ce chiffre : il est rassurant. Car si la grande bourgeoisie ne commence qu’au quarantième million, c’est donc qu’il y a encore de la place en France pour beaucoup de braves gens. Le multimillionnaire Matignon a des gisemens de minerais en Algérie, et, pour les mettre en valeur, sollicite du gouvernement une concession de chemins de fer. Il y a toujours, dans les pièces de M. Fabre, des questions d’affaires, d’argent et déchiffres, qui sont là pour accuser le lien avec la réalité. N’insistons pas ; car les affaires sont les affaires, mais elles ne sont pas le théâtre. Ce qui nous intéresse, même dans ce milieu d’affaires, c’est le drame intime. Matignon a un fils et une fille. Pour ce fils toutes les complaisances et toute la fortune. Pour cette fille, Frédérique, rien que des rebuffades et pas de dot. Frédérique aime le jeune Thallier. Donc son père la promet à Élie Spark, qu’elle n’aime pas, qui est vieux, qui est laid, qui est Anglais, qui est dans les affaires, au lieu d’être jeune, joli et ingénieur. Mais Matignon a engagé sa parole, il a formulé sa volonté : j’ai dit !

Le second acte nous montrera, avec un luxe de détails, et des plus circonstanciés, ce que c’est qu’un intérieur de grande bourgeoisie au XXe siècle. Mme Matignon ayant accepté de plaider auprès de Matignon la cause de Frédérique, nous allons faire connaissance avec le passé de cette dame : c’est un plongeon que nous faisons dans la boue. D’abord, Frédérique n’est pas la fille de Matignon : Matignon le sait, et c’est ce qui explique qu’il n’ait pas un cœur de père pour cette fille qui n’est pas sa fille. Mais cette première faute de Mme Matignon n’est rien auprès de l’ignominie où elle vient de glisser : elle est devenue la maîtresse d’un jeune souteneur pour qui elle a vendu ses bijoux et remplacé par des perles fausses et des pierres en imitation ses joyaux de famille. Tels sont les dérèglemens des grandes bourgeoises. La vie que mènent les femmes de la grande bourgeoisie est une vie de bâtons de chaise. Que si Mme Matignon continue de faire de l’opposition aux décisions de son mari, Matignon entamera un procès en divorce, et ce sera un joli scandale. C’est ce qu’on appelle du chantage. Les grands bourgeois pratiquent le chantage en famille. Frédérique entre à cet instant, surprend l’attitude gênée de ses parens, devine à l’embarras de sa mère qu’il y a un secret, que c’est le secret de sa vie et qu’on le lui cache. Ici commence une scène qui s’annonçait comme