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La Muse du Plaisir et celle de l’Amour,
Voluptueusement vous portaient dans leurs ailes…
Mais vous serviez encore une Muse plus belle :
La Liberté, prenant votre lyre à son tour,
L’a su faire vibrer sur des cordes nouvelles !

C’était à l’heure trouble où craquaient les remparts
Et les donjons des places fortes ;
Où, sur notre vieux sol miné de toutes parts,
Montaient de farouches cohortes…
La Liberté, Chénier ! D’innombrables courroux
L’appelaient comme une revanche,
Mais nul n’aura rêvé plus ardemment que vous
De sa chaste poitrine blanche ;
Et lorsque, la voyant au milieu du danger
Se voiler, dédaigneuse et pâle,
Fidèle, vous avez bondi, pour protéger
Du moins sa robe virginale !
À ceux-là qu’entraînaient toutes les passions
Vers le meurtre et vers la ruine,
Vous avez répondu par l’indignation
Qui vous soulevait la poitrine ;
Ceux-là, vous les avez maudits, marqués au front.
Mais voici que dans leur délire
Ils ont imaginé le douloureux affront
De vouloir briser votre lyre !
Oui, captif, savourant l’injustice du sort,
Il fallait que vos mains amères
Arrachassent enfin l’azur, la pourpre et l’or
Dont vous revêtaient les Chimères…
Hélas ! Dans l’ombre affreuse où s’étouffent les pas,
Coulaient parfois de fières larmes,
Et mon cœur a suivi, jour à jour, des combats
Où vous étiez seul et sans armes ;
Et pourtant, ces pamphlets vengeurs, ce beau défi
Que vous leur lanciez à la face,
Tous ces rythmes fiévreux, poète, auront suffi,
Car nulle mort ne les efface.

Paris, gorgé de sang, a vu passer un soir