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Je veux, si mes désirs, mes rêves, mes chimères,
Pêle-mêle entraînés dans l’éternel courant
Se perdent à jamais sur des plages amères,
Je veux n’avoir pas dit aux heures éphémères
De suspendre pour moi leur vol indifférent !…



À ANDRÉ CHÉNIER

Adossée au rocher, fluait une fontaine…
Lasse du chaud midi, de ma course lointaine,
Et séduite déjà par l’appel murmurant,
J’avançais, — quand je vis, penché sur le courant,
Un enfant demi-nu, plus souple qu’un arbuste.
L’enfant riait. Ses bras, ses frêles bras robustes
Portaient une chevrette… Or, devant ce tableau
Rustique, en écoutant les murmures de l’eau,
Du jeune André Chénier j’évoquai la mémoire, —
Le Chénier de seize ans qui, s’arrêtant pour boire
À quelque source en pleurs de notre Languedoc,
Vit s’enfuir une nymphe, et grava sur le roc :
« Fons est ille Deis sacratus. » Je suis sûre
Que, séduit comme moi devant ce froid murmure,
Ce petit pâtre grec et ce chevreau bêlant,
Un jour de grand soleil, au bord d’un chemin blanc,
Il les eût célébrés sur la cadence agile
Avec les pipeaux d’or que lui prêtait Virgile !

André Chénier !… Son nom bruit tel un rameau
Balancé par les vents de la côte latine !
— Ma mère, d’une voix nuancée, en sourdine,
Me faisait réciter naguère, mot à mot,
Les strophes de « Myrto, la jeune Tarentine… »

Elle m’avait conté qu’il était né très loin,
Là-bas, dans Galata que baigne le Bosphore ;
Que sa mère chantait aux sons d’une mandore,
Sous un voile embaumé de musc et de benjoin,
À l’heure merveilleuse où le couchant se dore…