Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/934

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Ni regard, ni chaleur, ni grâce neuve et tendre ;
Je ne reviendrai point aux feuillets déjà lus,
A la vague sans fond qu’entraîne le reflux…

Que nous sert, puisque rien ici-bas ne demeure !
L’aile sombre du Temps glisse, désigne, effleure…
Emporte ! Et c’est l’abime insondable des heures.

Or, la vie est un flot merveilleux et divin,
Profond comme la mer, grisant comme le vin,
Un large flot mouvant que nulle main n’entrave !
Elle va, sourde, aveugle, ouvrant les faibles doigts
Qui retenaient encor les songes d’autrefois…
Elle va, torrent fol où dansent des épaves,
Dénouant les liens, assourdissant les voix,
Brisant et dispersant, tels des fétus de paille,
L’esquisse et le serment, le marbre et la muraille !

Et de vous, ô Passé, monte un muet murmure…
Dormez, dormez en paix. Ce monde où rien ne dure,
Où rien ne nous séduit qui ne soit décevant,
Ce monde fugitif, ce monde n’est vivant,
Et ne vaut ce qu’il vaut, et n’a d’étrange charme,
Que parce qu’un sourire est proche d’une larme.

Or, sachant désormais ce que vivre a de prix,
Il ne me restera de crainte ou de mépris
Pour nul chant passager, pour nulle brève joie ;
Mes yeux seront émus, mes yeux seront épris
Du nuage enroulé dans sa traîne de soie…

Je veux n’aimer le jour que de pourpre blessé !
— Molle branche du saule où s’accroche la brise,
Rose blonde au front lourd dont le blond s’harmonise
A la fragilité d’un vase de Venise ;
Visage, bleu reflet par un souffle effacé,
Cher amour périlleux sans trêve menacé,