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propre à la nature de son esprit se prête à un grand effet d’expression, soit qu’il le tende pour de grandes métaphores, soit qu’il le laisse revenir à la simplicité, à la tendresse et à la grâce, qui sont loin de manquer dans son œuvre.

Enfin il sert une si abondante poésie ! Tout enfant, M. Claudel connut cette attention émerveillée qui fait les futurs poètes.

« Je me revois, dit-il, à la plus haute fourche du vieil arbre dans le vent, enfant balancé parmi les pommes. De là comme un dieu sur sa tige, spectateur au théâtre du monde, j’étudie le relief et la conformation de la terre, la disposition des pentes et des plans ; l’œil fixe comme un corbeau, je dévisage la campagne déployée sous mon perchoir, je suis du regard cette route qui, paraissant deux fois successivement à la crête des collines, se perd enfin dans la forêt. Rien n’est perdu pour moi, la direction des fumées, la qualité de l’ombre et de la lumière, l’avancement des travaux agricoles, cette voiture qui bouge sur la place, les coups de feu des chasseurs… La lune se lève ; je tourne la face vers elle, baigné dans cette maison de fruits. Je demeure immobile, et de temps en temps une pomme de l’arbre choit, comme une pensée lourde et mûre[1]. »

Cette « profonde considération, » le poète y appliquera toute sa vie son esprit, avec la même passion fixe, un peu pesante, et elle sera le caractère propre de sa poésie. L’objet est vu, connu, exprimé ; il n’est pas, comme chez les symbolistes, dédaigné ; il n’est pas, comme chez les naturalistes, regardé avec fétichisme ; mais, pris dans la main et pesé, il développe une série de conséquences. Le style de M. Claudel est la stylisation de cet acte double. S’il est obscur, c’est en partie à cause de cela. Car cette stylisation, il ne la fait pas par la logique, mais par la poésie ; les élémens choisis ne le seront pas pour leur plus grande vraisemblance, mais pour leur plus grande efficacité poétique. Aussi, le poète, qui avait cru d’abord « qu’il n’y avait rien en nous-mêmes qui ne fût susceptible de communication, » s’aperçoit-il bientôt, au contraire, de la solitude profonde où il se trouve dans un monde affairé et distrait. « Seul, comme un homme désolé, j’erre par les routes : entrant dans la forêt je n’en sortirai pas avant le soir. Et si quelqu’un est mon ami, je ne suis qu’un ami ambigu. »

  1. Connaissance de l’Est.