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rapport est quelquefois ténu entre la chose visible et la figure soudain contemplée : alors, ce rapport échappe aux lecteurs, et des deux foyers d’une métaphore le second paraît seul. Il faut, pour suivre un lyrique, s’abandonner sans signes et sans points de repère au mouvement qui l’emporte : il faut se disposer et se prêter à ce grand jeu violent.

« Si le vigneron n’entre pas impunément dans la cuve, Croirez-vous que je sois puissant à fouler ma grande vendange de paroles,

Sans que les fumées m’en montent au cerveau[1] ! »

Certes, la raison a part à ce jeu, et ce serait trop simple s’il suffisait de perdre un peu le sens pour être un lyrique. Il faut au contraire que, sous les métaphores qui s’engendrent, une lucide intention veille. Il faut que ce soit pour la pensée qu’elles créent cette atmosphère sonore et éclatante. Et chez M. Claudel on sent cette action. Mais le mouvement lyrique la dépasse constamment. Il saisit comme une extase les personnages de ses drames. Il crée ces personnages mêmes. Il se déploie sans contrainte dans les Odes. La pensée ne va point logiquement et pas à pas, mais elle prend, l’un après l’autre et comme au hasard, des trophées. Son acte est double : elle passe de l’objet visible à l’objet imaginé, et puis revient de la figure lointaine à la proche et commune réalité. On vit par le lyrisme dans un univers agrandi, et au milieu d’un perpétuel échange. Et l’on vit aussi dans l’excès. L’excès, s’il est beau, peut être l’essence de la poésie. « To surprise us by a fine excess, » a dit Keats. Mais il faut bien voir que, ce qu’il transforme, idée pure, beauté et sentiment, le lyrisme le transpose plus haut. Il l’élève, il tend à porter en triomphe tout ce qu’il prend. Il est une exaltation. Il est tourné vers l’absolu.

De plus, le lyrisme vit du présent. Le présent le domine, absorbe dans sa force tout ce qui est lointain, passé ou futur. Il emplit l’esprit du poète d’une puissance qui ne lui laisse pour ainsi dire pas la liberté du choix. Chez M. Claudel, cette emprise est très forte. Il est possible qu’elle s’atténue dans une période de vie plus sereine et qui choisit mieux, cette période où les vrais artistes arrivent à la plénitude de la forme parce qu’ils sont devenus supérieurs à leur propre abondance. Dans l’œuvre

  1. Odes, quatrième ode.