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vivent par la poésie de son œuvre dans un monde renouvelé ; qu’il leur a donné le sens de cette rude liberté qui est son atmosphère ; qu’il a nommé pour eux des choses familières et des choses invisibles avec une si heureuse justesse qu’il leur sera désormais impossible de les appeler par d’autres noms ; que son œuvre, si elle est abstraite et spéculative, est cependant toute posée sur la réalité ; qu’elle s’adresse aussi bien à la sensibilité qu’à l’intelligence ; qu’elle est mystique et toute pleine de passion, variée, abondante, nouée en une forte unité ; enfin que par ces puissances diverses rassemblées, M. Paul Claudel exerce sur eux un ascendant intellectuel qui les entraîne vers de magnifiques régions. À ce compte, ne peut-on faire grâce à un écrivain de quelques fragmens obscurs, de quelques idées moins bien venues, moins « sorties, » de quelque peu de désordre et de manque de choix, alors que, par ailleurs, ses derniers ouvrages marquent qu’il s’approche de plus en plus de l’équilibre et de l’harmonie ?

Je voudrais essayer de démêler ce malentendu. Si les premiers avaient raison, si l’œuvre de M. Paul Claudel était réellement obscure, ou même suffisamment impénétrable pour qu’une petite élite y trouvât seule du plaisir, ce serait grave ; il est vrai, en effet, qu’une œuvre obscure n’est pas viable, en dépit de l’illusion qu’elle a pu faire naître un moment. Il y en a eu à travers la littérature universelle quelques exemples, et le plus proche de nous est celui de Browning, qui était doué pourtant de tant de génie et d’une si belle intelligence. Or, du temps de Browning, ses amis l’admiraient ; quelques milliers même d’Anglais et d’étrangers le suivaient avec culte ; et comme, malgré tout, le grand public résistait, on fondait du vivant même du poète des « Sociétés Browning » (comme on me dit qu’il se fonde en Allemagne des Sociétés claudeliennes) ; mais rien n’y fit et Browning n’a pas dépassé l’intelligence du petit nombre. On ne l’a pas entendu. Dernièrement, une charmante Anglaise que Paris possède disait à ce propos : « Quand Browning était vivant et passionnément discuté, on disait : Vous verrez dans cinquante ans, tout le monde le comprendra et l’admirera… Les cinquante ans sont finis et toute la littérature maintenant a passé par-dessus lui sans se servir de lui. Il est comme une ville ensevelie. On sait qu’il est là, mais on ne va plus le chercher. » Et c’est un destin affreux pour un poète, que la vie puisse un jour le recouvrir.