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grands, le contact avec la vie un peu barbare des civilisés hors de leur cadre européen et celle des peuples étrangers ; une curiosité très vaste et de longs loisirs pour la satisfaire. Il dut lire considérablement. On trouve partout dans ses livres les traces profondes ou passagères des lectures que les pays traversés lui proposaient, — allusions aux religions asiatiques, aux mythes assyriens, aux traditions chinoises ; puis de ses lectures permanentes, la Bible, la Somme de saint Thomas, enfin les Grecs. M. Claudel connaît profondément la littérature grecque, surtout les grands tragiques et les grands lyriques, celui entre autres qu’il appelle « le radieux Pindare. » Les grandes inventions poétiques de la Grèce, les éternels tableaux qu’elle a construits et où elle a inscrit ces noms familiers à nos lèvres et si puissans sur nos esprits, il les voit « comme un décor devant lequel l’humanité joue et comme une tapisserie toujours déployée au fond des temps. » Il a même dépassé le simple goût, et traduit l’Agamemnon d’Eschyle qu’il a fait laborieusement imprimer à Fou-Tcheou par la minable presse de la Veuve Rosario, — traduction très serrée, et compliquée d’une recherche d’équivalences verbales et rythmiques qui, si elle en fait un travail probablement remarquable pour ceux qui peuvent mettre les textes en regard, en fait pour le reste des lecteurs quelque chose d’assez fatigant[1].

Mais un écrivain qui a la bonne fortune de connaître tant de pays, de devenir familier pendant les longues traversées répétées avec les différentes mers et les étoiles des différens ciels, s’il est poète, son œuvre contiendra plus que des images de ces séjours. Ils modifieront sa façon de voir et son talent. L’œuvre de M. Claudel a deux fois pour théâtre la Chine, une fois l’Amérique, mais toute sa poésie a quelque chose du paroxysme tropical. La liberté, l’enchantement de l’esprit, une solitude profonde qui dura douze années, un labeur volontaire et tendu, une lutte virile contre l’amollissement physique et mental des climats chauds, développèrent et rendirent prodigue une imagination qui était déjà riche et fournirent un aliment puissant au don lyrique qui s’y exaltait.

  1. Il est curieux de comparer cette traduction avec celle du même drame faite par M. Mazon dans son Orestie. Celle-ci est avant tout d’un style souple et clair, très agréable à lire ; mais dans certains passages, comme celui de la transmission du feu sur les collines pour signaler la prise de Troie, M. Claudel reprend tout l’avantage, et la vigueur du mouvement ici a raison sur la limpidité.