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aussi peu aux lois de l’existence banale, qu’une association d’idées à celle de la logique ; il a la mobilité des êtres qui agissent dans nos songes, étant lui-même le songe d’une nuit d’enfant. Il court si vite que personne ne peut le suivre ; il continue son chemin à travers les flots comme à travers les champs ; il plie sur ses jarrets, s’élance et disparaît. Ses gestes sont si faciles et si prompts qu’il a tout le plaisir de l’action sans en ressentir la fatigue. Avant qu’il s’appelât Pinocchio, et qu’il divertit les gamins, il s’était appelé Arlequin ou Polichinelle, et il avait diverti les grandes personnes sur les théâtres ; il fait partie des « masques, » types immuables qui servent à broder toutes les arabesques de la fantaisie. Cette étincelante comédie italienne, que pendant si longtemps nous avons transplantée tout entière chez nous, faute de nous sentir capables de l’imiter, revit en lui ; il nous rappelle ses thèmes, qui laissent le champ libre à l’improvisation des acteurs ; son action saccadée ; son mouvement emporté ; sa verve ; et, — pour nous servir d’un mot que nous lui avons pris aussi, parce que nous ne pourrions pas le traduire, — son briov qui émerveille des esprits moins agiles.

Est-ce à dire que Pinocchio soit dépourvu du sens des notions ? Collodi essaye d’inculquer à sa marionnette quelques vérités utiles ; et en vérité, on est frappé du caractère pratique de sa morale. Elle n’est ni sublime, ni même élevée ; elle est terre à terre. Si on devait résumer les différens préceptes épars dans le petit livre, on aurait à peu près ceci : il y a une justice immanente, qui récompense le bien et punit le mal ; puisque le bien est avantageux, il faut le préférer. L’enfant qui se bat avec ses camarades, ou qui fait l’école buissonnière, ou qui écoute les conseils des amis de rencontre plutôt que d’obéir à ses parens, ou qui ne tient pas ses promesses, portera la peine de ses fautes ; le châtiment viendra par des voies inattendues, mais à coup sûr. L’enfant qui ne songe qu’à boire, à manger, à vagabonder tout le long du jour, finit en prison ou à l’hôpital. L’argent ne tombe pas du ciel ; il faut le gagner péniblement par le travail des mains ou de l’esprit ; seuls les imbéciles peuvent croire qu’on l’acquiert par des procédés trop commodes ; ceux-là seront dupes des coquins. La morale sociale se réduit à une loi d’échange. Se montrer aimable, bienveillant, généreux, c’est s’assurer des droits à être payé de retour.