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perpétuel sacrifice, à partir du jour où il a pris charge d’âmes ; que son dévouement est infini, et qu’on ne saurait concevoir une tâche plus noble et plus lourde que la sienne : les enfans ne comprendront pas ces grands mots. Mais montrez-leur Pinocchio s’échappant des mains de Geppetto, bien qu’il lui doive l’existence ; racontez-leur que Geppetto poursuivit son fils ingrat à travers les rues du village, de sorte qu’il fut arrêté par les gendarmes, qui prirent Pinocchio pour une victime et Geppetto pour un bourreau ; que le fugitif, réduit à ses seules ressources, serait mort de faim, si son père n’était arrivé à temps pour le sauver ; que ce père, bafoué, trahi, emprisonné même, pardonna tout de suite à son enfant, et lui céda les trois poires qu’il avait conservées pour son propre déjeuner, sans en garder le plus petit morceau  ; ils comprendront. La recette est bonne ; puisqu’elle a été indiquée par La Fontaine, qui sans doute s’y connaissait. Elle est exprimée tout au long dans la préface des Fables : Dites à un enfant que Crassus allant contre les Parthes s’engagea dans leur pays sans considérer comment il en sortirait ; que cela le fit périr lui et son armée, quelque effort qu’il fit pour se retirer. Dites au même enfant que le renard et le bouc descendirent au fond d’un puits pour y éteindre leur soif, que le renard en sortit s’étant servi des épaules et des cornes de son camarade comme d’une échelle : au contraire, le bouc y demeura pour n’avoir pas eu tant de prévoyance et, par conséquent, il faut considérer en toute chose la fin. Je demande lequel de ces deux exemples fera le plus d’impression sur cet enfant : ne s’arrêtera-t-il pas au dernier, comme plus conforme et moins disproportionné que l’autre à la petitesse de son esprit ?

Pinocchio n’a pas de maman, parce que les marionnettes n’en ont pas d’ordinaire. Mais la belle Fée aux cheveux bleus étend sur lui sa sollicitude ; elle lui prédit les mésaventures qui l’attendent assez tôt pour qu’il puisse les éviter, attentive à le tirer d’embarras, si elles menacent de tourner au tragique ; elle endort dans un lit bien chaud son corps endolori, et lui donne à boire les tisanes qui guérissent ; elle encourage ses efforts vers le bien par un sourire plus doux à voir qu’un rayon de soleil. Aussi les lecteurs ne s’étonnent-ils pas que, peu à peu, Pinocchio prenne l’habitude d’appeler la bonne fée « mammina, » — petite mère ; ils reconnaissent en elle le symbole de