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au théâtre des marionnettes où il entre, écolier paresseux, plus volontiers qu’en classe, et où ses frères les pantins le reconnaissent et lui font fête : ils rallument les chandelles après le spectacle et dansent ensemble toute la nuit. Il les mène dans la forêt que hantent les assassins ; dans la ville d’Attrape-Nigauds, où l’on ne rencontre que chiens pelés, papillons ternis, parce qu’ils ont vendu la poudre de leurs ailes, coqs sans crête et paons déplumés ; dans le champ des Miracles, où le Chat et le Renard, conseillers hypocrites, prétendent que cinq écus enfouis et soigneusement arrosés ne manqueront pas de produire une moisson d’or : la moisson ne vient pas, et les écus de Pinocchio disparaissent. Chaque fois que l’histoire menace de s’arrêter, elle rebondit, légère et capricieuse. La fin d’une aventure marque le commencement d’une autre : comment Pinocchio eut la jambe prise dans un piège en volant des raisins, et comment il dut prendre la place de chien de garde, avec un gros collier au cou ; comment il fut changé en âne, parut dans un cirque en qualité d’animal savant, risqua de voir sa peau transformée en tambour, et ne fut sauvé que par le plus surprenant des miracles ; comment le Pêcheur-Vert, le prenant pour un poisson d’une espèce inconnue, l’avait enduit de farine afin de le faire frire, et se disposait à le jeter dans la poêle ; comment il fut avalé par le « pesce-cane, » le « poisson-chien, » le requin formidable, qui représente là-bas ce qu’est en France le loup-garou ; et tant d’autres péripéties remarquables, où l’on voit apparaître le Barbon et le Dogue, le Corbeau et la Chouette, les Lapins noirs, le Dauphin plein de courtoisie, et la Limace, qui met sept heures pour descendre du second étage au rez-de-chaussée. Étendu dans le carrosse des fées que traînent cent souris blanches, transporté dans les airs sur le dos de la colombe, honteusement traîné entre deux carabiniers, Pinocchio, d’un mouvement qui ne s’arrête jamais, traverse les immenses domaines de l’imagination.

La réalité que les enfans commencent à soupçonner est celle de leur âme. Cette petite âme imparfaite, molle encore et comme indécise en son contour, où les futures vertus ne sont que des instincts, où les vices ne sont que des défauts, veut qu’on l’aide à se préciser et à s’affirmer. Le livre qui leur révèle les traits de leur caractère est comme le miroir qui les renseigne sur leur physionomie. C’est leur ressemblance qu’ils découvrent.