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de dégager sa part. Il n’y avait pas de marché immobilier ; les rares transactions se faisaient à l’intérieur de la tribu ou de la fraction, entre gens se connaissant tous et pouvant se céder leur droit d’usage sur la seule base d’une possession qui était notoire. Les partages, les ventes, comme les mariages et les répudiations, avaient pour consécration une déclaration orale devant le Djémaa, la réunion des notables du douar. Si d’aventure on dressait un écrit pour comparaître devant le cadi, la rédaction ne faisait que constater ces faits de notoriété publique. La propriété n’avait guère d’autre base. C’était celle des très rares titres se rencontrant dans le bled, rédigés souvent pour confirmer la situation d’une famille qui avait étendu son emprise sur un vaste domaine et était devenue assez riche pour avoir fait instruire quelques-uns des siens qui la servaient ensuite comme scribes ou même comme cadis. Et ces papiers n’avaient d’ordinaire pas plus de suite que la fortune dont ils témoignaient ; ils n’étaient pas enregistrés. Bientôt les vicissitudes de la vie du bled créaient sur la terre des faits et des droits nouveaux qui effaçaient ceux dont témoignaient ces écrits sans lendemain, éclaircie fugitive dans un brouillard mouvant.

Un tel état de choses s’harmonisait avec un régime patriarcal, sans activité économique. Il ne contredisait d’ailleurs guère le droit musulman qui fait beaucoup plus promptement que le nôtre de l’occupant un propriétaire, qui admet la prescription décennale, et ne prévoit pas la vente par celui qui ne possède pas l’objet vendu, puisqu’il prohibe les contrats aléatoires et exige, d’après de bons auteurs, pour que l’acte soit valable, que le vendeur puisse mettre l’acheteur en possession. Mais ce régime immobilier dont le désordre, conforme au milieu, était inoffensif dans le vieux Maroc, donna naissance à un mal virulent au contact des acheteurs européens.

Ceux-ci se précipitèrent sur le bled quand les querelles diplomatiques mirent le Maroc à la mode et donnèrent tout à coup aux terres une valeur vénale. Les vendeurs surgirent de partout. Les étrangers imbus de leurs idées d’Europe voulaient des titres, on leur en trouva en dehors des rares vieux actes qui dormaient dans les sacoches : l’industrie des faux fit répondre l’offre à la demande. « Quand je vois un titre, me disait un vieux résident européen du Maroc, je pense qu’on vient de le fabriquer à l’usage des Roumis. » Une crasse vénérable, mais