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qu’une théocratie, obligée à la guerre sainte, sauf pendant les trêves que peut imposer aux croyans leur manifeste état d’infériorité. Que le calife de leur dieu guerrier puisse devenir le grand prêtre pacifique d’un Etat gouverné par les Infidèles, voilà ce que les musulmans ne sauraient concevoir.

On comprend par-là le sentiment qu’ils éprouvent pour notre docile Moulay Youssef : ils le considèrent avec une ironie que réprime difficilement la crainte de déplaire au vainqueur. Comme je parlais de ce sultan pieux et rituel avec la componction de rigueur chez un représentant de la nation protectrice, des Fasi me répondirent en souriant : «… Moulay Youssef, un homme bien convenable… tout à fait ce qu’il fallait au général Lyautey. » Ailleurs, un paysan dont l’esprit simple, ignorant des fictions, allait droit aux réalités tangibles, s’écriait devant moi : « Sultan… général Lyautey ! » Comme la baudruche que tient debout l’air qu’on lui insuffle, l’autorité de Moulay Youssef n’a guère d’autre soutien que notre force. Seule celle-ci empêche de surgir du bled quelque inspiré prétendant au rôle de commandeur des Croyans tel que le veut la Loi, et dont le Sultan des Français ne peut donner que le simulacre. Sans doute Moulay Youssef nous sert à ce que la prière soit dite en son nom au lieu de celui d’un tel prédicateur de guerre sainte. Officiellement la religion se plie donc au concept du protectorat. En outre celui-ci maintient les formes auxquelles, comme le constate Montesquieu dans ses Considérations, les hommes sont souvent plus attachés qu’au fond même des choses. Il a encore l’avantage de permettre de gouverner le Maroc par dahirs chérifiens et non par lois, c’est-à-dire sans mettre en branle toute notre lourde et lente machine politique. Enfin et surtout, il est conforme aux exigences du droit international. Cela suffirait à le justifier. Mais on voit combien il serait injuste de reprocher à ceux qui ont charge de notre entreprise marocaine de ne pas savoir tirer parti de l’autorité du Sultan qu’ils ont dans leur main, puisqu’il leur faut employer près de 90000 soldats[1] à tenir et pacifier le Maroc.

Ni le nom ni l’aide du Makhzen ne sauraient nous aider à soumettre le Siba. Son concours ne peut, d’autre part, que très médiocrement servir à concilier, à organiser les populations

  1. 23 000 soldats seulement sont tirés de la Métropole.