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colères. Un portrait de la Duchesse d’Albe éclate avec un sec crépitement de castagnettes : frisée comme un bichon, en robe Directoire, toute blanche avec des rubans rouges, d’un rouge atroce de piment, elle danse dans la mémoire avec sa raideur de poupée et ses chevilles de gitane, comme une marionnette esquissant le pas du flamenco. Première apparition de l’Espagne de Carmen, qui n’est plus qu’un bouquet de plaisirs ; tandis que les scènes furieuses de la Maison des fous montrent sous la révolte la persistance des vieux cauchemars, une émancipation qui finit en rêves de cabanon.

Je ne donne pas ce raccourci pour une image exacte de la pensée espagnole : il manque trop de nuances indispensables. Pourtant, dans les grandes lignes, l’ensemble de l’histoire morale de l’Espagne, jusqu’au début du siècle dernier, se dégage nettement. C’est beaucoup d’avoir réussi à développer un tel tableau, et à porter sur quelques points des clartés essentielles. Sans doute, jamais exposition dans une ville d’Europe ne vaudra cinq minutes passées dans une église de Tolède ou au musée de Séville, devant les Zurbaran. La peinture espagnole, vue à Londres, manque souvent d’intérêt ; elle a rarement, pour se soutenir, le charme d’exécution, l’intimité que porte avec lui un tableau de Rembrandt ou de Vermeer de Delft. Ses côtés inhumains, l’étonnant porte-à-faux sur lequel elle repose, paraissent plus manifestes quand on la détache du milieu et des circonstances qui l’expliquent : c’est une construction sur le vide. Elle fatigue et ne persuade pas ; on sort avec une impression d’étonnement, de courbature. Le plus beau tableau espagnol vu en dehors d’Espagne perd beaucoup de son sens : c’est un vin qui ne voyage pas. Cela signifie sans doute que l’art espagnol n’est pas le plus touchant et le plus grand des arts. Il n’a aucune valeur de généralité ; il se désintéresse de tout ce qui fait ailleurs, pour le reste des hommes, le prix et le charme de l’art, le sentiment, la grâce, la poésie, la beauté. Il s’absorbe à l’écart de tout dans son œuvre solitaire, dans sa recherche desséchante des plus fortes sensations et dans son idée fixe de matérialisme mystique. Mais il demeure l’image du pays qui en ce monde sauve le mieux de l’ennui, et où la vie peut-être a le plus de saveur.


LOUIS GILLET