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de crabes, d’un charme dont nous faisons peut-être aujourd’hui trop peu de cas : ce peuple enfantin de Murillo est le messager qui le premier répandit au loin la réputation pittoresque de l’Espagne, et c’est un service dont on doit toujours lui savoir gré.

Là n’est pas toutefois le trait caractéristique de la peinture espagnole. Son réalisme inné l’entraîne à la peinture de genre, mais les circonstances morales en arrêtent le développement ; Velazquez est un résultat absolument exceptionnel. Ce qui distingue l’Espagne, c’est son art religieux. Là est son caractère unique : cette originalité que n’avaient pas su lui donner ses « primitifs, » ses peintres du XVIIe siècle allaient la constituer. ! Le spectacle vraiment curieux que nous offre l’Espagne, c’est celui du moyen âge en plein classique ; mais un moyen âge adulte, disposant d’une forme toute moderne, un moyen âge servi par des ressources telles que les peintres contemporains ne font, depuis cinquante ans, autre chose que d’y puiser.

De ce contraste singulier entre une mentalité catholique du XVe siècle et des procédés réalistes du XIXe, entre des idées de « primitif » et une vision de « naturaliste » à la Courbet, résulte un art merveilleux, et dont l’effet nerveux n’est pas près de s’épuiser. Le travail de maîtres comme Velazquez a consisté à préparer le vocabulaire et le style, à transporter dans le langage tous les élémens assimilables de l’école de Venise, de celle de Caravage, à en éliminer les parties oratoires, tous les développemens, la surcharge inutile : c’est cet outil de portraitiste ou de peintre de bodegones, que l’artiste espagnol applique à la représentation des choses surnaturelles. Ici, les caractères individuels comptent peu ; la personne de l’artiste s’évanouit dans son œuvre. Il ne subsiste que l’intérêt, — autrement passionnant, — d’un état d’esprit collectif.

Les peintures religieuses, dans l’Europe du XVIIe siècle, diffèrent à peine, en effet, de la masse des autres. C’est partout le même style, le même goût d’apothéoses, la même profusion d’allégories et de nuages, ce plafonnement, ce rayonnement, cette dilatation des idées et des formes où tout se résout dans une gloire et un triomphe universels. On ne voit pas en quoi un plafond de style sacré de Piètre de Cortone ou de Luca Giordano s’écarte d’un plafond profane, — celui du Gesù, par exemple, de celui du palais Barberini, ou la coupole du Val-de-Grâce de