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merveilleuse sensibilité artistique, son délicieux « impressionnisme. » Et pourtant que ne lui eût-il pas manqué, en fait d’éducation, d’exemples, d’encouragemens et de critiques, de voyages, de comparaisons, de spectacles, d’aperçus de toute sorte sur la vie et sur l’art ? Il suffit de jeter les yeux autour de cette salle d’exposition, sur le splendide Philippe IV en costume de campagne, pourpoint de buffle et bottes de daim, sur le maigre Inconnu de la collection du duc de Wellington, sur d’autres tableaux enfin, portraits de reines, d’infantes, de souverains-pontifes, répliques ou copies de chefs-d’œuvre célèbres ; il suffit de faire un tour à la collection Wallace, devant la Dame à l’éventail, et enfin une station à la National Gallery, devant la Chasse au sanglier et la souple et gracieuse Vénus de Rokeby-Hall, pour comprendre de combien d’idées et de raffinemens, d’étendue et de délicatesse s’est accru, chemin faisant, le réalisme des débuts, — jusqu’à finir par embrasser, comme la nature elle-même, sans parti pris et sans dédains, beautés, laideurs, grandeurs, bassesses, toutes les formes de la vie.

Alors, on revient un moment aux œuvres de la jeunesse ; on s’arrête devant la dernière et la plus belle de toutes, l’Aguador de Séville, qui résume toutes les autres et a toujours, depuis trois siècles, passé pour un chef-d’œuvre. C’est un groupe de trois personnages, une scène de la rue, telle qu’on peut voir la pareille sur n’importe quelle place du Sud, de Valence à Séville et de Cordoue à Cadix : deux petits drôles arrêtés près d’un de ces marchands ambulans qui vendent de l’eau fraîche dans des alcarazas de terre poreuse et tendre, que portent des ânes à longs poils. La peinture a beaucoup « chanci, » comme disent les peintres ; la matière a continué à travailler dans ses épaisseurs  ; déjà une des figures parait presque indistincte et n’est plus discernable qu’à peine sur le fond ; les deux autres, chaque jour plus obscures, semblent rouir dans un bain d’ombre. Cependant, l’œuvre est forte et d’un style magnifique. ! Les deux petits vauriens qui se désaltèrent en riant sont les frères aînés de la marmaille pittoresque qu’ont popularisée les œuvres de Murillo ; quant à l’Aguador lui-même, debout, impassible et rugueux sous sa grande chape de bure et son linge en lambeaux, c’est l’ancêtre de toute une race encore bien vivante, de toute cette canaille grandiose qui peuple l’Espagne des Zubiaurre et des Zuloaga. On n’oublie plus ce gueux superbe,