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s’entendent si bien à rendre les choses précieuses ; et on comprend alors la vérité du mot de Chardin, un des plus beaux qu’un peintre ait prononcés sur l’art : « On se sert de couleurs, on peint avec le sentiment. » Je sais que c’est une théorie que celle de l’objectivité ou de l’impersonnalité de l’art ; mais qui dit soumission ne dit pas indifférence, et moins encore malveillance. Ou bien, si le détachement est une condition de l’art, on reproche à Velazquez qu’il ne lui en coûte pas assez ! Ce sont, à cet égard, les documens les plus curieux que l’on connaisse peut-être d’un garçon de dix-huit ans. Jamais regard plus froid ne fut jeté sur l’univers. Nulle peinture plus étrangère à la jeune volupté. Nulle ombre de ce trouble charmant qui remplit Rembrandt au même âge, lorsqu’il rêve (il y rêve toujours) à la beauté des femmes. Une vieille édentée, un souillon de cuisine, affreuse maritorne à face plate et stupide, composent à cette heure pour Velazquez tout son Éternel féminin ; et il ne cherche pas plus loin lorsque, le croirait-on ? il peint pour les Carmes de Séville l’Immaculée Conception qui appartient aujourd’hui à M. Laurie Frère. On dirait qu’il s’amuse à narguer son public et à scandaliser son monde ; par dilettantisme, par haine de la fausse poésie, il renchérit sur le terre à terre. Il y a, dans son affaire, de la gageure et du défi, et puis de la fatigue et aussi de la méfiance. Velazquez est le contemporain de Cervantes ; il est d’un siècle désabusé, tombé de la chimère dans la prose, et qui se console par la satire et par la parodie, les aventures de picaros et les farces de posadas.

Plus tard, on verra Velazquez, d’expérience en expérience, approfondir et enrichir cette notion bornée de la réalité. C’est à quoi lui servira surtout sa situation éminente à la cour de Madrid. On ne dira jamais assez quel service lui rendit en cette occasion son digne compatriote le chanoine Fonseca, qui eut l’idée de l’essayer auprès de Philippe IV. On a retrouvé à Londres, il y a quelques mois, le portrait de ce bonhomme  : je l’attendais un peu à l’exposition ; j’aurais été curieux de connaître sa figure. Il fut vraiment alors l’instrument de la Providence. Sans doute, il est puéril de refaire l’histoire, et de se demander ce qu’il fût advenu de Velazquez s’il ne lui était arrivé de sortir de chez lui. Rien ne permet de supposer qu’il ne serait pas un grand peintre et qu’il n’eût pas manifesté d’une manière imprévue tout ce qui était en lui, toute sa