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« Eh ! monsieur, lui réplique son valet Sempronio, trêve de ce jargon ! Au diable ces poésies I II n’est pas honnête de parler d’une manière que chacun n’entend point et que personne n’emploie. Dites que le soleil se couche, on saura ce que vous voulez dire. » Je crois entendre les sages paroles de Sempronio, quand je regarde ces œuvres de la jeunesse de Velazquez, l’Aguador de Séville, le Déjeuner, la Cuisinière, la Vieille à l’omelette, et même ce Jésus dans la maison de Marthe, à la National Gallery, dont le vrai nom serait : les Écureuses de vaisselle.

Ce sont des tableaux sourds, compacts, déjà étonnamment forts, sobres, sans déclamation, sans « effet, » d’aspect triste, lourdement maçonnés dans un mortier gluant. Tout y décèle l’application, la tension, l’effort. Toutes les figures sont des portraits. Le personnel ne varie guère, les modèles d’un tableau reparaissent dans l’autre ; l’artiste ne se met pas en frais d’invention. Cette sorcière édentée, au menton en galoche, qui fricasse ou récure de ses vieilles mains pareilles à deux paquets d’osselets ficelés dans une bourse, c’est sans doute la vieille bonne, la criada de la maison ; ce blondin que voilà de dos, de face ou de trois quarts, c’est le petit apprenti dont parle Pacheco, qui servait de modèle au peintre à satiété. Quant aux objets, pots, tasses, écuelles, poêlons, jarres, tout ce matériel culinaire est d’un rendu prodigieux, dont la vie passe cent fois l’intérêt des figures ; le grain de la matière, le poli ou le rugueux des vases, leurs flancs poreux et gris où le pouce du potier a imprimé sa trace en côtes horizontales, le blanc onctueux d’une écuelle que l’émail semble remplir de lait, l’ombre portée d’un couteau qui se dessine en demi-cercle dans la concavité d’un bol, toutes ces choses sont copiées avec un scrupule, une fidélité si miraculeuse que la copie égale la nature et qu’il ne subsiste plus aucune différence entre l’image peinte et celle de l’objet réel. On comprend, devant ces surprenans exercices, le mot énigmatique d’Ingres : « Tout objet imité de la nature est une œuvre, » et pourquoi tous les maîtres, un Rembrandt, un Chardin, près de nous un Cézanne, qui ont voulu se débarrasser d’une convention ou d’une « manière, » ont recouru, pour s’affranchir, à ces leçons de choses. Il s’agissait pour eux d’apprendre à se conformer à la réalité ; il s’agissait, la langue des peintres se perdant en généralités, en abstractions, en périphrases, de la reforger sur les faits, de revenir à l’A B C ; et,