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par le préférer à beaucoup de maîtres plus parfaits, mais qui émeuvent moins que lui… Il est de ce petit nombre d’esprits qui sont le sel de la terre, et sans lesquels la vie perdrait de sa beauté : il est de la race des inquiets, des excessifs, qui exigent du monde plus que le monde ne peut donner, mais qui en forment la parure, et dont on reconnaît le mal dans le masque dévasté de son portrait ; il est de la race des génies qui se tourmentent eux-mêmes.


III. — LA JEUNESSE DE VELAZQUEZ

De Greco à Velazquez il y a, en apparence, un monde. L’un est aussi peu sage que l’autre est pondéré. Celui-ci est aussi serein, aisé, harmonieux, que celui-là est parfois bizarre, exorbitant. L’un s’épuise à forcer ou à fuir la nature, et l’autre est la nature même. Pourtant, l’œuvre de ces deux grands hommes est au fond plus semblable qu’il ne paraît d’abord. Je crois même à une influence très précise du premier sur le second. Mais cette action ne s’est exercée qu’assez tard, dans la maturité du maître, et c’est sur ses débuts que l’exposition de Londres jette une vive lumière.

A vrai dire, la jeunesse de ce peintre admirable ne peut plus aujourd’hui s’étudier que là. L’Espagne, si riche en œuvres du plus grand de ses maîtres, n’en a conservé presque aucune de ses années d’apprentissage. Hormis deux toiles du Prado et de l’archevêché de Séville, une ou deux autres peut-être encore, on chercherait en vain en Espagne de quoi se faire une idée des premiers essais de l’artiste. Encore ces œuvres religieuses, ne sont-elles pas les plus propres à le montrer sous son vrai jour. Sans être un libertin, et moins encore un mécréant, ce n’était pas un roe-santos, un rat de sacristie. Dans cette école où la peinture profane existe à peine, seul il est entièrement « laïc. » Il n’est pas l’homme des sujets pieux, de l’imagination ou du sentiment purs. Il n’est à l’aise qu’avec le modèle et ne quitte jamais la terre. Dès le début, son parti est pris : il s’applique strictement à reproduire des faits. C’est ce naturalisme qui a toujours séduit les amateurs anglais. L’Anglais, si peu sensible au grand art italien, à ses beautés de rythme, de proportion et de mesure, se sent de plain-pied au contraire avec un génie d’habitudes et de méthodes si positives. Voilà pourquoi,