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Le sens, par malheur on peut le craindre, nous en échappera toujours. Ces inconnues de Greco ne diront pas leur nom. Nous ne saurons jamais qui fut cette Dame à la fleur, avec son orchidée de safran étoilant ses cheveux d’ébène, et ses grands yeux noirs de momie byzantine du Fayoum. La Dame à l’étole d’hermine (l’hermine est, soit dit en passant, tout bonnement de la chèvre) est plus touchante encore. C’est une brune délicate, une Tolédane aux traits fins, peinte presque sans matière, dans une de ces demi-pâtes liquides qu’a toujours recherchées Whistler. Le visage mat et sans ombres offre dans ses fourrures blanches le précieux de l’ivoire. Au temps où le baron Taylor l’acheta pour Louis-Philippe, ce portrait était baptisé la Fille de Greco, et c’est encore le nom qu’on lui conserve à Londres. Mais l’artiste n’eut jamais de fille de cet âge ; le seul enfant qu’on lui connaisse est un fils naturel. La mère s’appelait Géronima de las Cuebas, et c’est tout ce que nous savons d’elle. Était-elle mariée ? Quitta-t-elle son mari pour suivre son amant ? Est-ce elle, la dame à l’hermine, avec ses doux yeux moqueurs et son allure de chatte ? La maîtresse du Greco ! Comme on voudrait être sûr de posséder ses traits, de connaître le charme qui attacha sur ce rocher le vagabond, le déraciné, l’étonnant voyageur qui devait évoquer, fixer l’âme espagnole ! Le portrait, certainement de la jeunesse du maître, peut dater de sa trentième année, à peu près au moment de l’arrivée à Tolède. Ainsi venait au-devant de l’artiste la muse de sa vie.

Et lui, a-t-il laissé quelque part son image ? Je crois qu’on peut répondre assurément que oui. C’est assez l’usage des peintres, à Venise surtout, et Greco est de toute manière un homme trop personnel pour y avoir manqué. La seule difficulté est de le reconnaître dans la foule anonyme de ses portraits et de ses tableaux. M. Manuel Cossio, l’érudit qui connaît le mieux son œuvre, y montre un type persistant, à nez fin, à front haut, à barbiche italienne, qui apparaît de place en place dans des rôles très divers, comme une figure vivante qui se modifie avec l’âge. Au bout de la sérié vient un portrait, un buste de vieillard, appartenant à M. de Beruete, qui l’a prêté à Londres. C’est une tête de spectre, à mine de désastre, si navrante qu’à la voir on a le cœur serré. Est-ce, comme le veut la tradition, le portrait du peintre ? Nul indice, il est vrai, ne le signale comme tel ; mais Titien s’est-il désigné davantage dans le portrait du