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Ce n’est pas le génie du peintre qui nous touche ; ce qui nous enchante, c’est le ciel, c’est le bonheur de vivre, les mille sensations de la promenade qu’on vient de faire, le sortilège de Séville,


II. — GRECO

Non, ce n’est pas chez les primitifs qu’on trouve la première idée d’une peinture espagnole. La Renaissance, comme chez nous, est également là-bas une importation étrangère. Il faut arriver à Greco pour rencontrer enfin un maître original : c’est ce Candiote, élève de Venise, qui devait donner à l’Espagne sa poétique nationale.

Le cas de cet excentrique artiste est un des plus étranges de toute la peinture. M. Maurice Barrès lui consacrait naguère un petit livre fameux, qui contient quelques-unes de ses plus merveilleuses cantilènes espagnoles. Grâce à lui, l’énigme du Greco appartient à la littérature  ; ceux-là mêmes qui, dans le public, ignoraient jusqu’au nom du peintre, la prose d’un prestigieux écrivain le leur a fait connaître ; le peintre de Tolède existe désormais comme certains héros romantiques, comme le peintre du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac ; on discute sa « folie » comme nous discutons celle d’Hamlet, le doute de Pascal ou le sourire de la Joconde. Sa personne, son art singuliers exercent sur notre esprit un persistant attrait ; il nous fascine par un mélange de résolution et d’inquiétude, d’autorité et de mystère.

Même après Tolède et le Prado, l’exposition de Londres apporte sur le problème des données essentielles. Nous n’y voyons pas moins de seize tableaux du « Grec, » et quelques-uns sans prix, comme ceux qui appartiennent à la famille Stirling et à M. de Beruete. Dire que deux au moins furent les hôtes du Louvre, et qu’il ne se trouva personne pour nous les conserver ! Les œuvres exposées vont de la jeunesse du maître à la fin de sa vie ; on y voit des portraits encore corrects et sages, comme celui du sculpteur Pompeo Leoni, presque aussi classique et tranquille qu’un portrait de Morone ; il en est d’inédits comme celui d’un certain Masuccio, de Bologne (était-il de la famille du conteur de Salerne ? ). Voici une variante somptueuse de l’Expolio de Tolède, puis des œuvres du vieillard, incertaines fantasmagories où des corps émaciés ondoient dans l’ombre