Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/768

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Saint-Pétersbourg, il jugea les Russes très défavorablement. « Ce sont des singes, écrivit-il plus tard ; un Russe qui copie les Français a l’air d’un maître de danse ; il a l’air d’un groom, lorsqu’il copie les Anglais. » Ainsi il allait à travers le monde, aiguisant sa verve, apprenant beaucoup de choses sans en avoir l’air, jouant gros jeu, tantôt en gain, tantôt en perte, souriant à la déveine comme à la chance. Je suppose que les jolies femmes tenaient une certaine place dans cette vie errante ; son biographe, bien que retenu par les bienséances anglaises qui, sous ce rapport, sont impitoyables et ne permettent jamais à un peintre d’achever un portrait, laisse entrevoir beaucoup d’aventures savoureuses dont s’amuseront nos petits-fils. Ce qui frappe surtout dans cette étonnante carrière diplomatique, c’est le sans-gêne avec lequel il suit son inspiration partout où elle le conduit. Un jour, se trouvant à Venise, il voit, à la porte de l’hôtel, un de ses compatriotes qui va partir et s’apprête déjà à monter en voiture. « Où allez-vous ? » lui demande-t-il. — « En Terre-Sainte. » — « Attendez-moi un instant : je vais avec vous. » Il remonte dans sa chambre, bourre à la hâte sa valise et le voilà en route pour Jérusalem, sans connaître le nom ni la profession de son compagnon. Il apprend que c’est un clergyman en l’entendant prêcher dans l’église du Saint-Sépulcre. Un autre jour, il est dans un café, à Gênes, et reconnaît dans son voisin de table Alexandre Dumas qui mène avec lui une très jolie fille, déguisée en Circassienne. Est-ce le grand homme qui attire Labouchere ou la jolie fille ? Quoi qu’il en soit, il aborde l’étrange couple et se fait bien venir ; si bien que Dumas, facile à prendre comme une ville ouverte, emmène le jeune Anglais dans sa promenade. On va visiter une villa célèbre dans les environs, mais on la trouve fermée au public : les maîtres sont là. Cependant l’illustre nom de Dumas force la consigne. On se trouve en présence d’une famille qui contient plusieurs jeunes filles. La situation avait un côté scabreux. Dumas s’en tira en présentant, d’un geste vague, Labouchere et la Circassienne comme « ses enfans. » Tout en visitant les curiosités de la villa, il surveillait, avec quelque inquiétude, les mouvemens de l’Anglais, resté en arrière avec la demoiselle. « Que diable faites-vous avec la petite ? » finit-il par lui dire, impatienié. Labouchere de répondre, innocemment : « J’embrassais ma sœur I » *>