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ou moins consciemment, Napoléon. Après 1815, il prêta de l’argent au gouvernement de Louis XVIII et jeta ainsi les fondemens d’une grande fortune, dont il alla jouir dans son beau domaine de Broomhall en Essex. Son fils aîné, Henry, fut un whig aussi convaincu que s’il avait eu derrière lui une longue succession de seigneurs terriens et, après avoir passé par tous les degrés de la hiérarchie ministérielle, s’éteignit à la Chambre des Pairs sous le nom de lord Jaunton. Le fils cadet de Pierre-César, John Peter, se contenta de gagner de l’argent, beaucoup d’argent. En 1831, lui naquit un fils, qui reçut aussi le prénom de Henry. C’est celui dont j’essaie d’esquisser le portrait. En 1844, le jeune Henry fut placé à Eton où il vit le docteur Hautrey, chef de cette maison, fouetter ses aristocratiques élèves avec toute la dignité que comporte une fonction aussi importante et aussi auguste. Henry Labouchere fut également soumis à la pratique encore plus humiliante du fagging, qui inocule au gentleman anglais, comme à une future housemaid, les habitudes dégradantes du mensonge et du vol domestique. De là il passa à Cambridge, mais il quitta l’Université sans avoir pu prendre son degré, grâce à une accusation de tricherie dans l’examen qui fait peu d’honneur à l’intelligence et à l’esprit de justice de ses accusateurs !

A vingt et un ans, il entreprit d’écrire son journal où il se morigène avec l’aplomb et la sévérité d’un vieux philosophe. Voici, en substance, comment il se juge et se condamne : « J’avais décidé d’être le premier écrivain et le premier orateur de mon temps. Mais, quand je voulus prendre la plume, je m’aperçus que j’étais d’une ignorance crasse en toutes choses, et je restai court lorsque j’ouvris la bouche dans la Debating Society. Alors je résolus d’étonner le monde par l’énormité de mes pertes au jeu. Ayant reconnu la vanité de cette tentative, je me mis à la recherche de la sagesse. »

Il la chercha d’abord dans une taverne de Covent Garden, située dans une espèce de cave où des fils de famille se rencontraient avec des écrivains et des artistes bohèmes, et où se glissaient de nombreux escrocs. Un ancien garçon de café irlandais, nommé Paddy Green, qui présidait à cette réunion composite, disait de lui, avec une sympathie profonde et avec cet accent de l’ile-sœur, qui donne tant de saveur aux effusions des fils d’Erin : « Poor Lobouchere : Poor Lobouchere !  » Ce qui nous