Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/711

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entendre un seul mot du texte. Nous ne le regrettâmes qu’à demi, ce texte n’ayant de rapport avec aucune langue connue. On s’en aperçoit en écoutant M. Delmas (Gurnemanz), qui, lui, chante et prononce également bien. L’orchestre de M. Messager à l’exactitude, la correction, en un mot l’intelligence, mais non pas l’âme et l’amour qu’il faut. Les chœurs n’ont pas très souvent détonné. Les décors sont plus que médiocres : celui du temple a trop d’élévation avec trop peu de largeur. La musique ne s’y étale pas. Le paysage témoin de l’Enchantement du Vendredi-Saint est dans la manière impressionniste, ou pointilliste, et durant la marche vers le Montsalvat, à l’aller comme au retour, une toile mouvante a déroulé par deux fois, en sens inverse, une série de tableaux incertains comme sujet et, comme couleur, affreux.


Nous arrivons trop tard, à la fin de cette chronique et de cette quinzaine, pour vous recommander utilement d’aller entendre un des rares, très rares pianistes, qui méritent le nom de « poètes du piano. » M. Ferruccio Busoni n’a fait que passer. Il a joué deux fois au Conservatoire — et merveilleusement — le cinquième concerto (l’exotique, ou l’égyptien), de M. Saint-Saëns. Dans les trois concerts qu’il a donnés à la salle Erard, c’est de Liszt surtout que M. Busoni parut un éblouissant interprète. Poète, et grand poète, M. Busoni l’est d’abord dans le sens, ou mieux selon le sentiment général de l’expression, avec tout ce qu’elle évoque de rêve, de fantaisie ailée, d’émotion et de mystère. Quant au virtuose, au pianiste, soit qu’il frappe les notes, soit qu’il les effleure, qu’il les soutienne ou qu’il les abandonne, et cependant les laisse vibrer, que ses doigts courent, volent sur le clavier, ou qu’ils s’y attachent et s’y enfoncent, il semble toujours que par ses mains l’ordre de la sonorité pure soit en quelque sorte renouvelé. Ainsi, dans cet ordre même, c’est un poète encore, autrement dit un créateur, que M. Ferruccio Busoni.


CAMILLE BELLAIGUE.