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banquets démocratiques, avec leurs toasts réglés d’avance, nombreux, interminables, qui commençaient dès les hors-d’œuvre, on le sait par le compte rendu quasi sténographique qu’en rédigea le citoyen Jules Gouache, gérant de la Réforme. On se le représente mieux encore peut-être par le tableau de genre qu’a brossé Pierre Leroux, se débattant contre « son biographe » Eugène de Mirecourt, d’une autre réunion, postérieure, il est vrai, mais toute pareille, sauf un caractère un peu plus marqué d’abandon fraternel, de kermesse et de bal champêtre, dû à ce que c’était l’été, à ce que c’était la République, et à ce que, Parisiennes et Parisiens du faubourg Saint-Marceau avaient, pour venir la, passé les fortifications. J’abrège le début, qui est du Mirecourt, et qui n’est qu’une injure. « Nous avons vu, de nos propres yeux vu, le saint apôtre présider, dans la plaine de Montrouge, le Banquet des Bergers… Ivres de vin bleu, gorgés de veau froid, les hôtes de Montrouge couvrirent d’applaudissemens frénétiques un long discours que prononça l’apôtre. » Ici, sans cesser d’être malveillant, le récit devient probablement assez fidèle : « Jamais il ne se montra (Pierre Leroux) plus tendre dans ses divagations : il parlait à des cœurs simples. Pour lui, ce fut un beau triomphe et un beau jour. Le banquet avait lieu dans une immense étable, autour de laquelle circulait une foule curieuse. Tous les convives étaient des bergers ou des vachères. Une de ces dames, électrisée par l’éloquence de Pierre Leroux, s’élança vers lui en criant : « Il faut que je vous embrasse ! » L’exemple fut contagieux. Un autre convive féminin demanda l’accolade à son tour ; puis un troisième, puis dix, puis quarante. On ne compta plus. Ce fut un déluge de baisers, Le pudique philosophe tendit les joues à deux ou trois cents vachères. » Pierre Leroux ne nie pas le fait, s’il relève le mot : « Des vachères ! proteste-t-il, est-ce un crime d’être vachère ? Je n’ai jamais été embrassé par des princesses. Je suis content d’avoir été embrassé par des vachères… C’était peu de temps après les Journées de Juin. On avait tué, des deux parts, 11 000 hommes dans Paris… Eh bien ! devant cette canaille, je prononçai un discours pacifique, et cette canaille m’applaudit., Je dis que la société triompherait par l’amour, par la raison, par le nombre aussi, mais par le nombre votant pacifiquement ; et cette canaille, comme vous dites, mon biographe, cette canaille en deuil m’embrassa. »