Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/634

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne croit pas que Bonaparte soit dangereux. Qui le rappellerait ? Les Français ?… Ils doivent pourtant penser « que le Roi est trop habile et n’a pas encore fait une seule faute. » C’était se montrer très indulgent. « Cependant, ajoute le ministre sarde, c’est un scandale que cet homme jouant le souverain dans son île et prédisant sa résurrection. J’espère qu’on le tirera de là. » Talleyrand le conseillait, et le duc de Berry allait même jusqu’à souhaiter qu’on lui donnât « le coup de pouce ! » « Beaucoup de gens, écrit le comte de Maistre dans une lettre interceptée, se flattent d’une paix durable. Je ne suis pas du nombre. On eût encore pourvu au bonheur universel en se prévalant moins des circonstances à l’égard de la France. Son roi se conduit admirablement. Etouffer subitement l’esprit révolutionnaire comme on éteint une bougie, c’était l’entreprise d’un fou, mais s’emparer de cet esprit et le tourner à sa façon, c’est la solution sage du problème. Je crois que la France est ou sera incessamment en état de faire valoir ses prétentions assez naturelles. Les autres nations se partageront l’Europe à volonté. C’est bien en vain qu’on voudra condamner la France à ne pas manger au gâteau des Rois. Il n’y aura pas de paix, à moins que les grandes nations ne déploient au Congrès beaucoup plus de modération et de sagesse que nous n’avons le droit d’en attendre[1]. »

Le comte de Maistre, qui était prêt à démissionner, consent bien à rester ambassadeur, mais à Saint-Pétersbourg seulement, pour continuer à y jouir de l’accueil aimable dont il est l’incessant objet. Il fait remarquer comme par hasard que son traitement suffisait à peine à le faire vivre deux mois, et ce diplomate, spolié de tout par la Révolution et non encore indemnisé, fait de cet aveu le sujet de la plus fine ironie.

Il revient à l’idée de retirer l’île d’Elbe à Bonaparte, et il compte que le Congrès de Vienne fera le nécessaire. « Il est bon, dit-il, de l’anéantir moralement. » Mais voici que l’Empereur quitte brusquement son lieu d’exil, et le 11 avril 1815, Joseph de Maistre écrit : « Le retour de Bonaparte est aussi miraculeux.que sa chute. Les suites seront épouvantables, mais il faut bien se garder de désespérer. » Il conseille à l’empereur François II de mettre Marie-Louise et le roi de Rome hors des atteintes de l’empereur des Français, « car c’est une arme terrible que la

  1. Lettre inédite adressée à M. de Saint-Marsan et retrouvée aux Archives du Ministère de l’Intérieur à Vienne, par le commandant Weil.