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change ; il reçut ses députés avec tant de sérieux, il sut si bien donner à ses dispositions l’air d’un armistice que le Brigand y fut pris. Il perdit trente-huit jours et, en les perdant, il se perdit. Il a reconnu lui-même sa faute, comme on les reconnaît toujours lorsqu’il n’y a plus de remède. Cependant, il faut être juste même à l’égard de l’injuste. La faute est grande, mais non inexcusable ; si l’on considère bien impartialement toutes celles que les Russes avaient faites, l’état des choses et l’état des esprits bien connus de Napoléon, sa supériorité incontestable sur tous les généraux russes, l’ivresse qui devait résulter pour lui de cette longue retraite de mille verstes pendant laquelle jamais une baïonnette russe n’avait osé prendre l’offensive, et l’ascendant qu’il ne s’accordait pas tout à fait sans raison sur l’esprit d’un souverain habilement éprouvé a Tilsit et à Erfurt, on conviendra, je crois, qu’il n’y avait rien d’extravagant dans le projet de forcer la paix à Moscou. » Examinant ainsi la retraite fameuse, Joseph de Maistre croit pouvoir affirmer que Benningsen eût pu, avec des renforts, détruire la cavalerie de Murat, mais que Kutusov jaloux les lui refusa. Ce général agit de même avec l’amiral Tchitchagov qui aurait pu de son côté capturer le maréchal Ney. Enfin, Kutusov aurait laissé échapper volontairement Napoléon plutôt que de le voir tomber sous le coup de Tchitchagov. « L’amiral a ressenti ces injustices avec la hauteur et l’inflexibilité qui lui sont naturelles. Il a voulu forcer l’empereur Alexandre à prendre son parti et à lui rendre publiquement justice. L’Empereur ne le peut pas au pied de la lettre. Il faudrait renverser l’idole de la nation (Kutusov) et s’il entreprenait de soutenir hautement Tchitchagov, il s’exposerait beaucoup. » Puis examinant le départ de Napoléon, Joseph de Maistre s’exprime ainsi : « On a beaucoup parlé de la fuite honteuse de Bonaparte, et je sais même que cette opinion s’est élevée jusqu’à Sa Majesté, mais si Elle examine bien la chose avec la sagesse supérieure qui la distingue, je serais bien trompé si Elle n’adoptait pas un autre avis. Du moment que Napoléon était obligé de se retirer, son premier intérêt était d’arriver, ou plutôt de tomber à Paris. Il n’était pas si sot que de nous laisser le temps d’envoyer nos ministres en Allemagne pour avertir tout le monde de se tenir prêt et de tirer sur lui à son passage. Sans argent et sans chemin, il a traversé l’Allemagne comme un éclair, défendu par la puissance de son nom qui