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biens, famille, souverain même, tout est perdu. » Faut-il donc désespérer ? Non, cent fois non ! Le prophète alors s’interroge et s’écrie : « Dieu fera la grâce que nous sortions de ce défilé ! » Et il rappelle alors la grande parole de Bossuet : « Quand Dieu veut faire voir qu’un ouvrage est tout de sa main, il réduit tout à l’impuissance et au désespoir, puis il agit. »


Au lendemain de Friedland, Joseph de Maistre entreprend spontanément une démarche hardie. Il voudrait aller voir l’empereur des Français et lui parler lui-même dans l’intérêt du roi de Sardaigne, son maître. Il ne craint pas de se rapprocher de l’un des meurtriers du duc d’Enghien, le général Savarv, par l’entremise de M. de Laval. Il se donne deux raisons pour agir ainsi : la certitude où il est que le Roi n’a pas été nommé dans l’entrevue de Tilsit et la conviction qu’il a de lui être utile. Il laisse une note où il est dit que, s’il lui arrive malheur, il prie Sa Majesté de faire venir sa femme et ses filles à Saint-Pétersbourg où elles vivront avec son fils et son frère Xavier. Avant de se décider à cette démarche, il a bien examiné la personne et le caractère de Napoléon, et voici ce qu’il en pense.

« Il y a quinze ans que j’étudie la Révolution française. Je me trompe peu sur les grands résultats et jamais je n’ai trompé mon maître. Constamment je lui ai dit : Tant que les Français supporteront Bonaparte, l’Europe sera forcée de le supporter. Quelle époque ! Quel champ pour l’homme d’État ! Bonaparte fait écrire dans ses papiers qu’il est l’envoyé de Dieu. Rien n’est plus vrai. Allons notre train !… L’Europe est à Bonaparte, mais notre cœur est à nous. Pour moi, je ne m’étonne de rien et je ne vis plus que dans l’avenir. Avant de connaître la bataille du 14 juin, j’avais écrit : Rien ne peut rétablir la puissance de la Prusse. Vous voyez que je ne m’étais pas trompé… Il y a longtemps que j’ai prévu et annoncé cette catastrophe. J’ai eu, depuis que je raisonne, une aversion particulière pour Frédéric II qu’un siècle frénétique s’était hâté de proclamer grand homme, mais qui n’était au fond qu’un grand Prussien. » Joseph de Maistre appelle encore ce roi « l’un des plus grands ennemis du genre humain. Sa monarchie, héritière de son esprit, dit-il, était devenue un argument contre la Providence… pour les sots, bien entendu, mais il y en a beaucoup.