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maintenant maréchal de France, et chargé de défendre la frontière du Nord au début de la Révolution.

Encres jaunies, voix éteintes. Le souvenir de l’œuvre accomplie demeure toutefois et ne saurait s’effacer, car d’année en année la grandeur en est plus apparente. En moins d’un siècle et demi, New York a passé des 10 000 habitans qu’il avait sous Clinton aux cinq millions d’aujourd’hui. Philadelphie, l’ancienne capitale, « ville immense » aux yeux de Closen, a dix fois plus de maisons à présent qu’elle n’avait alors d’habitans. En partie encore grâce à la France, cédant volontairement la Louisiane en 1803, la frontière de ce pays que l’Hudson jadis divisait en son milieu a été poussée jusqu’au Pacifique ; les trois millions d’Américains de Washington et Rochambeau sont devenus les cent millions de maintenant ; le commerce extérieur des quarante-huit États qui ont succédé aux treize de jadis, dépasse annuellement vingt milliards de francs. Du jour où les drapeaux des deux pays flottèrent sur les ruines de Yorktown, l’équilibre du monde fut changé. Il n’est guère de cas où, avec l’inévitable mélange d’intérêts humains, aucune lutte ait été, plus nettement que celle-ci, engagée pour une idée. On le vit à la paix, où la France victorieuse s’interdit, comme elle l’avait déclaré d’avance, tout profit matériel, et nul en notre pays n’y trouva à reprendre ; le peuple illumina. La cause était juste, et même les adversaires ne tardèrent pas à le reconnaître. Peu à peu, et en dépit des réveils de haines, avec la deuxième guerre de l’Indépendance dans le Nouveau Monde et les campagnes de Napoléon dans l’Ancien, les animosités d’autrefois se sont effacées. Les trois nations qui s’étaient rencontrées en armes à Yorktown, les trois dont les ancêtres avaient connu une Guerre de Cent ans, pourront bientôt commémorer une Paix de Cent ans. « Je souhaite voir le monde entier en paix, » avait écrit Washington à Rochambeau. Depuis bientôt un siècle, les trois nations qui combattirent à Yorktown, sont demeurées amies et, dans cette mesure du moins, le vœu du grand Américain a été rempli.


JUSSERAND.