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les lettres d’introduction pour lui à ceux de ses compatriotes qui s’en allaient déjà, en grand nombre, voyager en Europe ; tantôt c’était un homme politique qui apportait un mot de lui, comme Gouverneur Morris, si connu par la suite ; tantôt, c’était un poète célèbre alors et jamais depuis. Moins sûr de son fait quand il s’agissait du Parnasse que des champs de guerre, Washington avait décrit à La Fayette, pour qui il donnait souvent aussi des lettres, le même voyageur comme « étant tenu, par les gens capables d’en bien juger, pour un génie de première grandeur. » A Rochambeau, il le signalait comme « l’auteur d’un admirable poème où il a dignement célébré la gloire de votre nation en général et la vôtre en particulier. » (28 mai 1788.) Le poète était ce Joël Barlow, de Hartford, qui, devenu plus tard ministre des États-Unis en France, mourut dans un village de Pologne au cours d’un voyage entrepris pour remettre ses lettres de créance au souverain français d’alors, lequel, pour d’importantes raisons, n’avait pu lui assigner audience ailleurs qu’en Russie. On était en 1812. Le poème auquel Washington faisait allusion était une œuvre épique, intitulée la Vision de Colomb, où l’on voyait un ange apparaître au navigateur dans sa légendaire prison, lui annonçant, selon la formule virgilienne, l’avenir du Nouveau Monde. Washington, Wayne, Green lui sont ainsi montrés, avec « le brave Rochambeau vêtu d’étincelant acier :


Brave Rochambeau in gleamy steel array’d, »


description qui, si le brave Rochambeau la vit jamais, dut le faire sourire.

La guerre de la succession d’Autriche l’avait trouvé officier dans l’armée française ; la Révolution le trouva encore en activité, défendant la frontière comme maréchal et commandant en chef de l’armée du Nord. En 1792, il se retira définitivement à Rochambeau, en grand danger de l’échafaud pendant la Terreur. Prisonnier dans « ces horribles tombeaux » qu’étaient les prisons révolutionnaires, il obtint sa libération après un appel au Président du Tribunal où il invoquait, pour sa protection, les campagnes où il avait combattu pour la liberté, « comme l’ami et le collègue de Washington. »

Il vécut assez vieux pour voir s’élever à une renommée inouïe ce jeune officier qui admirait tant le livre de Guibert sur la